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Perdus Pour Toujours
Nuno Morais


Une descente non désirée et imprévue dans les profondeurs d'un trafic plus qu'infâme. Une aventure qui mène Kalle Nebuloni de Lisbonne au Brésil, jusqu’aux coins les plus reculés de l'Amazonie, à la recherche de réponses à un mystère hérité de la mort inattendue de ses parents et de sa sœur.

Carl ”Kalle” Nebuloni a perdu ses parents et sa sœur dans un tragique accident de voiture. À Lisbonne, où il vit, il se partage entre son emploi et sa nièce dont il doit prendre soin, elle est l'unique survivante de l'accident. Mais est-ce vraiment un accident ? Avec la découverte de nouveaux indices perturbants, Kalle se voit subitement obligé de penser que la mort de presque toute sa famille n'est pas un malheureux hasard. Quelle est la véritable raison de leur disparition ? Qui aurait voulu les faire disparaître ? Est-ce que cette disparition a un lien avec les évènements sinistres qui, à l'autre bout du monde, ont causé la mort d'un groupe de chercheurs intéressés par les kidnappings et les adoptions illégales d'enfants ? Et cela concerne-t-il seulement les kidnappings et les adoptions illégales d'enfants ou bien s'est-il passé quelque chose d'encore plus sinistre et horrible ? Kalle devra affronter sa peur de découvrir la vérité et enquêter à son propre compte sur une énigme qu'aucune autorité ne semble vouloir résoudre.







Perdus

pour

Toujours



Nuno Morais



Trafic Inhumain



Volume I



Traduction

de

CharlГЁne de Almeida


Titre :



Perdus pour Toujours

Trafic Inhumain 1



Auteur :



Nuno Morais

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В© 2007 Nuno Morais

Tous droits rГ©servГ©s.

Traduction : В© 2021 CharlГЁne de Almeida

Couverture : В© 2021 B. B. Olshin

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Au Sphinx

Parce qu’il aurait sûrement aimé


Е’uvres de Nuno Morais



Romans :



Trafic Inhumain :

Perdus pour Toujours

Destins CroisГ©s

Guerre Occulte



Nouvelles :



J’aimerais que tu sois là

Portails

Un Passage TourmentГ©


REMERCIEMENTS



À Mário Santos Nogueira, Luísa Martinez Azevedo et Paulo Cordeiro de Sousa qui m’ont supporté plus que ce que l’amitié exige, durant les longs limbes entre l’écriture et la publication de ce livre.

À António Lobo Antunes et Marcelo Rebelo de Sousa, dont les critiques et les encouragements m’ont aidé à faire avancer ce projet.

ГЂ ma famille.

ГЂ Ben Olshin, pour cette magnifique couverture.


Il s’agit d’une œuvre de fiction.

Les personnages et leurs noms, autant que les noms de lieux et les évènements relatés dans ce livre sont des inventions de l’auteur ou sont utilisés de manière fictive et ne doivent pas être considérés comme réels. Toute ressemblance avec des évènements, des lieux, des entités, des organisations ou des personnes, vivantes ou mortes est une entière coïncidence ou fruit de l’imagination du lecteur – de laquelle l’auteur n’est pas responsable.


UN



Lundi, cinq heures du matin. Je me réveille, je sors doucement du lit afin de ne pas réveiller Becca qui dort profondément à côté de moi. La pauvre, il faut qu’elle se repose, elle n’a pas eu une nuit facile. Les cauchemars continuent de lui causer des tourments. Je sors de la chambre, qui était celle de mes parents, pour aller dans la cuisine, où je me presse un jus d’orange. Ensuite, je vais sous le porche. Je change mon pyjama en coton pour un survêtement en éponge et mes chaussons pour des tennis et je monte sur ma machine Nordtrack, je mets les écouteurs au maximum et fais mes quarante minutes habituelles. J’ai réussi à faire un bon temps et à maintenir un effort constant au son de U2, Smashing ou Texas, des nombreuses publicités et d’une ou deux blagues des animateurs de l’émission de nuit. Il fait encore nuit noire, le ciel ne va s’éclaircir que vers sept heures et demie, et le panorama à travers les vitres n’est pas très réconfortant. Il pleut énormément, une de ces averses qui rend Lisbonne précisément abominable. Ces averses où il pleut à torrents et qui vous laissent trempés jusqu’aux os en quelques secondes. La circulation sur la Segunda Circular n’est pas encore dense, les embouteillages dans cette zone commencent toujours après huit heures moins le quart. C’est incroyable la manière donc tout le monde semble arriver en même temps presque tous les jours. Quelques minutes avant tout va pour le mieux, mais à partir de cette heure nous avançons tels des escargots. Et alors aujourd’hui, ça va être beau si la pluie continue. Maintenant on aperçoit même des éclairs et on entend le tonnerre tellement l’orage doit être proche. J’espère que cela ne va pas réveiller la petite, à voir si elle dort jusqu’à que je sois prêt pour compenser sa mauvaise nuit.

Je transpire déjà pas mal quand je passe du Nordtrack au banc d’abdo. Je fais quatre séries de cinquante avec torsion à quarante-cinq degrés pour commencer puis je passe aux parallèles pour travailler les abdominaux inférieurs. Encore trois séries de quarante avec lever de jambes à soixante degrés, ce qui sans équilibre n’est pas du tout agréable. Je passe ensuite à la poulie, je m’agenouille sur le sol, je prends une corde et imite le sonneur d’une cathédrale pendant quatre séries de quarante, avec des inclinaisons de chaque côté pour exercer les obliques. Quand je me lève, je sens mon torse tendu. Je fais quelques mouvements de relaxation et je continue avec les pectoraux, les épaules et les bras. Aujourd’hui je ne fais pas les jambes ni le dos.

Je termine ma séance avec quelques étirements et vais à la salle de bains qui se trouve loin de la chambre de mes parents. Je m’y rends afin d’être sûr de ne pas réveiller Becca avec le bruit de la douche. Sur le chemin je passe par le balcon de derrière et j’étends mon survêtement sur la corde à linge afin de le faire sécher – ça ne vaut pas la peine de le laver tant qu’il n’est pas assez sale pour au moins tenir debout tout seul.

Je ferme la porte de la salle de bains et tombe sur mon reflet, dans le miroir qui revêt entièrement le mur. À première vue je ne me reconnais pas, je n’ai pas la même tête que d’habitude, je parais plus vieux, fatigué, alors que je ne le ressens pas. Les cauchemars de Becca doivent commencer à m’affecter plus que ce que je pense. Un deuxième coup d’œil sur mon reflet dans le miroir et je me retrouve déjà en terrain connu – à l’exception de la barbe de trois jours qui ne fait pas partie de mes habitudes, mais que, pour l’instant, je pense laisser pousser – et ce que je vois ne me dérange pas.

Les efforts pour s’entraîner dur tous les jours durant ces dix-huit derniers mois commencent à porter leurs fruits ; mes épaules sont plus larges, mes pectoraux plus saillants, mes bras plus forts, mes abdominaux plus définis, et mes jambes ainsi que mes fessiers plus dessinés. On ne peut pas dire que j’ai mauvaise mine ; les cheveux châtains et les yeux gris, la barbe et le poil roux, je suis grand et bien proportionné. Je ne suis peut-être pas mannequin mais je ne suis quand même pas à jeter à la poubelle.

Même si ces derniers temps, malheureusement, je n’ai pas grand-chose à raconter en matière d’amour ou de sexe pur et simple. Je ressens le manque – et d’ailleurs qui ne le ressentirait pas. Et depuis qu’Isabel m’a dit qu’elle avait besoin de s’éloigner de moi car elle ne voulait pas assumer la responsabilité de Becca, ce qui étant donné les circonstances m’a paru un peu égoïste, je me sens seul. Il est vrai que j’aurais peu de temps à consacrer à une petite amie ou à avoir des aventures. Prendre soin de Becca est un travail à temps plein que je ne me vois pas déléguer à quelqu’un d’autre même si cela me pèse. Et il y a des moments où cela me pèse vraiment. Même si maintenant ça se passe mieux à la maternelle, je vais la chercher tous les jours et jamais après dix-sept heures.

Les moments que nous passons ensemble sont très importants pour moi, et je crois que pour elle aussi. Selon la psychothérapeute qui nous suis depuis quelques temps, c’est ce que je peux faire de mieux pour l’aider à arrêter ses cauchemars et sortir du traumatisme causé par l’accident. Rien que d’y penser j’ai les larmes aux yeux. Évidemment, moi non plus je ne me sens pas bien, je ne sais même pas si un jour je me sentirai mieux. Tous ces mois après l’accident, je viens parfois encore à penser qu’ils sont toujours vivants et qu’ils m’attendent à la maison. Mais je ne peux pas laisser Becca s’apercevoir que moi aussi je me sens perdu au milieu de toute cette tristesse. En dépit du principe que partager son chagrin le fait disparaître plus vite, je pense que quelqu’un se doit de tenir le coup, et dans notre cas je ne peux pas laisser cette tâche à une petite fille d’à peine quatre ans.

Enfin, nous laissons la philosophie de cГґtГ© et nous passons au concret.

Je décide de manière définitive que ce n’est pas aujourd’hui que je vais me raser la barbe et j’entre dans la cabine de douche. Je règle la température de l’eau au robinet puis tourne la poignée pour enclencher le pommeau. Immédiatement me tombe dessus une cascade d’eau tiède qui me masse fortement les épaules et la tête et qui fait disparaître tout reste de sommeil qui pourrait avoir survécu à mon entraînement d’une heure et demie. J’adore être comme ça sous le pommeau, à vrai dire je ne comprends pas les gens qui aiment prendre des bains – seul, tout du moins. Rester là à flotter dans l’eau qui se refroidit de minutes en minutes en compagnie de notre propre saleté, ce n’est pas exactement ce qu’on peut appeler un nettoyage. En bonne compagnie c’est déjà autre chose, mais on ne peut pas dire que ce soit aussi apaisant qu’une nuit de sexe. Je laisse couler l’eau sur moi pendant dix minutes, quatre de plus que nécessaire, pendant que je respire calmement et profondément afin d’éloigner les pensées négatives qu’il y a encore peu me tourmentaient, et quand j’ouvre la porte de la cabine de douche, j’ai l’impression d’être un nouvel homme.

J’entre dans le nuage de vapeur qui s’est formé dans la salle de bains et me frotte rapidement avec une serviette toute douce jusqu’à ce que je sois complétement sec, je passe mes mains dans mes cheveux encore humides et les coiffe en arrière sans utiliser une brosse ou un peigne – l’avantage des cheveux lisses. Je me passe du déodorant neutre sous les bras, je me frictionne rapidement un peu d’Aqua di Parma et vais dans ma chambre pour m’habiller.

Cela peut paraître étrange d’entrer ici sachant que je dors dans la chambre de mes parents depuis des mois – et que je continue d’appeler « la chambre de mes parents » alors qu’ils n’y dorment plus ni n’y reviendront. Je ne sais pas, c’est sûr qu’il y a une explication mais je ne préfère pas y penser maintenant. J’allume la télévision pour regarder Euronews pendant que je m’habille. Le monde est comme d’habitude dans la confusion : le conflit israélo-palestinien redouble ses forces, après un énième cesser le feu que personne n’a respecté ; hier on a encore changé les pierres par des balles sur les territoires palestiniens occupés et quatre palestiniens sont morts en tentant de passer le mur. Encore trois attentats en Irak, montant le total à douze depuis vendredi. De nouvelles mutineries au Guatemala – images de magasins saccagés. Des protestations aux États-Unis contre la déclaration d’État d’urgence dans trois villes – images de manifestations à Salt Lake City et à Boston. Les signataires de la lettre d’indépendance des Açores ont organisé une manifestation devant l’ambassade du Portugal à Washington. L’AMFC, l’association mondiale de fabricant de cassettes, CD et DVD et les groupes de défense des consommateurs ont enfin réussi à trouver un accord quant aux délais de maintenance des enregistrements privés qui passera à cinq ans, après que ces derniers se seront automatiquement effacés – images d’accord signé et de manifestants qui protestent devant le siège de l’AMFC. Augmentation du sous-emploi au Royaume-Uni, malgré le taux de croissance économique le plus haut de toute l’Union – images du Premier-Ministre qui se prend une tarte au visage devant le 10 Downing Street. L’information a été confirmée hier, les corps mutilés découverts jeudi dernier à Manaus, sont ceux d’Elisa Ferrara, médecin italien et de Konrad Lentz, journaliste suisse – photo d’une femme et d’un homme devant un paysage tropical. Images de l’acteur Mark Deforges, parlant de sa bataille contre le cancer et de sa théorie selon laquelle tout dépend de l’état d’esprit : « Si vous voulez vaincre le cancer, vous pouvez. Regardez-moi », dit-il d’un air souriant. L’Espagne et la Suède éliminées du tournoi international de Beach Soccer qui se déroule à Póvoa de Varzim.

Enfin bref, tant de bonnes nouvelles pour bien commencer la journée…

J’enfile des sous-vêtements et un tricot en coton puis mets des chaussettes montantes grises, une chemise bleu clair en coton au col français, une cravate piquée Marinella que m’a envoyé mon arrière-grand-père, et après plusieurs tentatives je réussis finalement à enfiler mes boutons de manchette en nacre. Pour terminer, je mets un costume gris clair de mi-saison avec une veste à trois boutons. Je mets les chaussures marrons que j’ai cirées hier soir et une ceinture dans les mêmes tons. Je jette un regard dans le miroir pour voir si tout va bien. J’aime ce que je vois, mais je m’arrange une fois de plus la cravate, et me dis finalement que c’est la bonne, puis, content de moi je fais demi-tour pour aller réveiller Becca.

Dans l’obscurité de la chambre, amplifiée par mon accoutumance à la lumière, j’arrive à distinguer le blanc des draps du lit ainsi qu’une petite forme qui se niche plus ou moins au milieu des deux mètres de large de celui-ci. Elle respire si calmement et tranquillement que je me sens mal de devoir la réveiller, mais pas le choix, aujourd’hui je suis obligé d’aller au bureau, et je dois y être tôt pour terminer les dossiers qui me restent de vendredi. Sur la pointe des pieds, je vais jusqu’à la fenêtre et ouvre les volets tout doucement en essayant de faire le moins de bruit possible. Avec la faible luminosité provenant de la rue qui entre dans la chambre, elle ne bouge pas, elle dort avec une expression de repos total sur son visage. Ceux qui l’auraient vu pendant la nuit au sommet des cauchemars et des pleurs, diraient qu’il ne s’agit pas là de la même enfant. Je m’assois sur le lit et commence à lui passer la main dans les cheveux, tout doucement, afin de la laisser se réveiller calmement. Petit à petit, elle bouge un peu, en premier un bras, ensuite l’autre, elle s’étire, et passe sa petite main dans ses cheveux presque blancs pour les enlever de son visage, comme on ouvre les volets pour laisser entrer le jour. Tout d’un coup elle ouvre les yeux, elle me voit et dit en souriant : « Hej, Kalle! Ja’ sovit » – le suédois est toujours la langue qu’elle utilise lorsqu’elle se réveille. C’est celle qu’elle apprenait avec sa mère et sa grand-mère depuis toute petite et même si maintenant elle ne le parle qu’avec moi et avec l’enseignante que j’ai pu trouver. La seule école maternelle suédoise est dans le secteur de Cascais, et cela aurait été compliqué pour moi de l’y emmener tous les jours puisque les trajets en bus ne sont pas du tout envisageables, du moins pour le moment.

« Bra, lilla gumman ; et maintenant tu es prête pour te lever ? » Elle hoche la tête, sans remarquer le changement de langue et continue à parler en portugais. « Tu sais, aujourd’hui nous allons nous promener avec l’école. »

« C’est vrai ? Cela va être génial, n’est-ce pas ? » À nouveau elle hoche la tête pour dire oui. « Est-ce que tu sais où vous allez aller ? »

« Oui nous allons au ja’din zoolozique voir les animaux. Il y a des lions, des tig’es, des se’pents et des éléphants – pause – Il y a aussi des c’oc’odiles. Je crois que ça va être super bien. Tu veux venir avec nous ? » – Me dit-elle d’une petite voix si mignonne que je commence à me dire que ce n’est pas une si mauvaise idée de ne pas aller au bureau pour aller passer la journée au zoo. Mais aujourd’hui je dois absolument y aller. Je dois répondre à trois fax que j’ai reçu vendredi quand je me préparais à partir, j’ai deux réunions de prévues depuis quinze jours et Gomez m’a laissé un mot qui disait qu’il voulait me parler d’une urgence – même si pour lui il n’y a que des urgences, surtout quand il s’agit des choses qui le concernent. Sûrement encore une petite faveur à me demander.

En bref, il n’y a rien à faire, je ne peux pas. À contrecœur je dis à Becca que je ne peux pas l’accompagner mais lui promets que quand je viendrai la chercher cet après-midi, nous irons à Baixa voir les illuminations de Noël, ce qui lui redonne un peu le moral. Le hochement de tête qu’elle me fait montre moins de déception par rapport à l’expression de ses yeux quand je lui ai expliqué que je ne pouvais pas venir avec elle. Mais un instant plus tard, elle avait déjà tout oublié et sautait du lit pour aller dans la salle de bains.

Sa dernière grande victoire est d’être capable de s’asseoir toute seule sur les toilettes, sans prendre appui sur la marche en plastique que j’ai acheté pour l’aider à monter et descendre. Je la laisse toute seule jusqu’à ce que j’entende crier : « Kla’t ! » c’est notre code pour j’aille l’aider à enlever son haut de pyjama – ceux qui s’enfilent par la tête ou qui ont des boutons car elle ne comprend pas encore comme cela fonctionne – mais du reste, elle ne me laisse plus faire grand-chose.

Elle est de plus en plus indépendante, ce qui est normal et naturel pour les enfants de cet âge, mais pour elle, cela semble être un point d’honneur car elle n’a déjà plus de maman. La psychothérapeute trouve que l’indépendance qu’elle démontre est positive, elle affirme que c’est une manière pour elle de dépasser ce qui s’est passé, et que cela aurait été plutôt préoccupant si elle cherchait à s’accrocher à moi.

Étant donné qu’elle a besoin d’énormément de soutien pendant la nuit puisqu’elle n’arrive pas à se débarrasser de ses cauchemars, il est possible que le « je suis capable » qu’elle démontre à un tel niveau soit une réaction de dépendance qu’elle ressent par rapport l’adulte qui s’occupe d’elle, c’est-à-dire moi. C’est une petite fille avec beaucoup d’énergie ma Becca.

Nous allons dans sa chambre et commence alors une tâche souvent compliquée pour elle : choisir ses vêtements pour la journée. À chaque fois, je lui enfile ses sous-vêtements, m’assois sur le fauteuil en mousse à sa hauteur, et lui montre ce qu’il y a dans les tiroirs et dans l’armoire, j’expose les pièces sur le lit comme s’il s’agissait de la vitrine d’une boutique de mode. C’est un procédé qui peut se révéler très long et qui serait bien plus acceptable pour quelqu’un qui souffre de daltonisme aigu. En effet, les combinaisons de couleurs qui sont faites, et que je n’arrive pas toujours à éviter, sont parfois assez bizarres.

Je lui propose mon avis concernant les mélanges de couleurs, les tissus et la météo. Je souligne aussi le lien entre le deuxième et le troisième point, ce qui, il y a encore quelques mois, paraissait irréalisable, mais ce n’est encore aujourd’hui toujours pas gagné.

Je n’ai l’habitude de me fâcher que lorsqu’elle souhaite mettre deux pantalons ou deux robes les uns sur les autres. Elle avance alors l’argument que si elle peut mettre deux ou parfois trois pulls/petites laines qu’elle n’aime pas, pourquoi ne peut-elle pas porter deux pantalons qu’elle aime ? Il n’y a rien que je puisse répondre à cela, de sorte que je me limite à dire non et laisse passer la crise qui, en général, suit. Heureusement, cela n’arrive pas très souvent. Aujourd’hui elle ne sait pas quoi choisir entre une salopette de couleur marron et une autre en jean bleu, à assortir avec un col roulé en coton dans les tons d’orange et jaune ou un autre tee-shirt rouge avec un col blanc. Les chaussettes seront jaunes à pois verts. Finalement elle se décide pour la salopette marronne et le col roulé.

Pendant que je l’habille, elle me raconte ce qu’elle va faire au jardin zoologique, elle me parle des enfants avec qui elle va s’amuser et qu’elle apprécie et ceux qu’elle n’aime pas avoir à ses côtés.

« Tu sais Kalle, Jo’ge est très embêtant, il passe sa vie à me tirer les cheveux et à courir derrière moi. Et même quand je lui dis d’a’êter il ne me lâche pas !! » – Je me dis, allons bon, mais décide d’abord de la faire parler voir jusqu’où elle va aller :

« Ah oui ? Mais quel méchant garçon. En as-tu déjà parlé à Carmen ? Ou bien, pourquoi ne lui fais-tu pas la même chose ? » – elle me regarde surprise, d’un air qui veut dire « tu es bête dis donc ».

« Mais tu sais, il ne me pousse pas très fort, et puis si je le dis à Carmen, elle va le punir et après il sera triste et ne pourra plus jouer avec moi. Il ne me pousse pas vraiment, c’est un jeu, mais après tous les autres enfants viennent et disent des choses et me regardent et je n’aime pas ça ! » Tout cela dit en un souffle et de plus en plus fort.

Un cas désespéré sans doute, et je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à faire pour résoudre ce problème sans l’aide d’une autorité supérieure, car le garçon ne prête pas attention à ses demandes. C’est pour cela que je lui ai dit d’en parler à Carmen ou à Ana quand il recommencera. Ensuite quand il aura été puni, elle ira le voir pour lui expliquer qu’elle n’aime pas qu’il lui fasse cela. Elle n’est pas très convaincue et moi non plus, mais dans ma tête je me dis que c’est réglé.

Nous allons ensuite dans la cuisine prendre le petit-déjeuner. Pour Becca ce sera jus d’orange, flocon d’avoine instantanés avec du lait et confiture de groseille, quant à moi je mange deux tranches de pain grillé avec du jambon et une banane. Je bois une tasse de café au lait pendant qu’elle déguste un Danino en me racontant les cadeaux qu’elle souhaite commander au Père Noël. Au début je trouvais que c’était un peu tôt pour penser à cela. Mais je me suis finalement rappelé des lumières de la ville et me suis aperçu qu’il restait moins d’un mois. Alors c’est normal qu’elle commence à penser à sa liste de cadeaux. Liste qu’elle finit d’ailleurs toujours par modifier cent fois, jusqu’au jour-j. Heureusement il y a toujours la possibilité de lui dire que tel ou tel cadeau a peut-être été laissé par erreur dans la maison des uns ou des autres, et cela me laisse le temps d’aller échanger et acheter ce qu’elle veut sans qu’elle s’en rende compte. Parfois, je pense que je la gâte et que j’essaye trop de la protéger, non pas qu’elle soit exigeante ou qu’elle fasse beaucoup de caprices quand elle n’a pas ce qu’elle veut, mais même comme ça j’ai peur de faire quelque chose de mal. Je suis encore novice en tant que père, en plus de cela, célibataire et sans avoir suivi la grossesse afin de pouvoir m’y préparer.

Non, Becca n’aurait dû être pour moi qu’une responsabilité d’oncle et ce même en sachant que le sale type qui a contribué à la moitié de ses chromosomes n’a pas perdu de temps pour partir quand il a su que Mia était enceinte. Il n’a plus jamais donné de nouvelles.

Non, il ne nous manque pas du tout. Un comportement comme celui-ci face à une grossesse non désirée n’aurait pu être que pire si, par hasard, il était revenu.

Ma sœur cadette ne s’est pas laissée affecter, même si au début elle a accusé le coup. Rien ne lui laissait imaginer une telle réaction, elle l’a laissé partir et n’a rien fait pour interrompre sa grossesse. Je ne pense pas qu’elle l’ait fait par principe ou pour ses idées philosophiques ou politiques. Je pense qu’elle était seulement heureuse d’être enceinte et face à ses menaces, qu’il a exécuté, de la quitter si elle n’avortait pas, elle a senti que ce qu’elle voulait réellement était de garder son bébé – alors que ses amies lui disaient que le mieux pour elle serait d’avorter. L’expression brésilienne « dou um boi para não entrar nessa briga, e uma boiada para não sair dela », c’est-à-dire « autant faire les choses jusqu’au bout » était la devise de ma sœur, et avec l’arrivée de Becca rien n’a changé. De notre côté, nous avons fait de notre mieux pour l’aider avant et après la naissance du bébé ; le seul qui n’était pas satisfait de la situation était mon père qui voulait faire un procès au type et à toute sa famille quel qu’en soit la cause. Mais il a fini par être d’accord avec nous sur le fait qu’il était mieux de faire les choses comme Mia le souhaitait.

Becca est ainsi née, dans la paix et le calme à l’hôpital d’Uppsala, prématurée d’un mois selon la tradition familiale de la grand-mère maternelle, le 4 mars il y a presque quatre ans.

Malheureusement, même si j’essaye de tout faire pour compenser, et c’est là la raison de ce long monologue, je suis le seul soutien proche qui lui reste, un oncle complétement inexpérimenté dans son nouveau rôle de père. Enfin, ce n'est pas si mal que ça, depuis le temps, ça ne doit pas être pire qu’un homme qui vient d’être père pour la première fois et je vais toujours apprendre de mes erreurs. J’aimerais beaucoup avoir Lotta, ma sœur la plus jeune, avec moi. Mais elle étudie actuellement en Espagne et vit chez mes grands-parents à Madrid car elle n’a pas trouvé d’appartement.

Je suis sorti dans mes pensées par cette petite personne à mes côtés qui me dit qu’elle a tout mangé et que nous devrions partir car c’est l’heure. En vérité, nous sommes en avance par rapport à notre horaire habituel, mais ça n’est pas grave, nous allons nous mettre en chemin. Je mets la vaisselle dans la machine, je range le lait, le jus, le beurre et la confiture au frigo ainsi que les flocons d’avoine dans le placard et nous nous dirigeons dans le hall d’entrée.

Je mets un imperméable à Becca, je la chausse avec des bottes en caoutchouc, lui glisse ses chaussures dans un sac en plastique et lui donne un mini-parapluie du Marsupilami. Je mets mon manteau, j’y glisse mon parapluie, mon portefeuille et mon téléphone portable. Je cherche autour de moi la petite chaise pliante, quand tout à coup je me souviens que je l’ai laissé à l’école, j’ouvre la porte, appelle l’ascenseur, ferme la porte de deux coups de clé et nous descendons au rez-de-chaussée.

Le jour ne semble pas vouloir apparaître, le ciel affiche des tons bleu clair et la faible luminosité n’éclipse pas encore les lampadaires de la rue qui sont toutefois en train de s’éteindre. La seule chose positive est qu’il a arrêté de pleuvoir et c’est déjà bon signe car s’il y a bien une chose que je déteste c’est d’avoir les pieds mouillés. J’espère que cela va au moins durer jusqu’à ce qu’on arrive à la station de métro. Mais comme je ne fais pas confiance au temps, je décide de prendre la vieille coccinelle jaune qui appartenait à Mia et d’aller en voiture jusqu’au métro.

Je finis tout juste de m’asseoir et de boucler ma ceinture, après avoir installé Becca dans son siège auto, qu’il recommence à pleuvoir des cordes. Si je pouvais avoir ce genre d’intuition avec les numéros, je pourrais passer ma vie au casino à la table du blackjack ou bien à acheter des billets de loterie. Ce serait mon loisir et je travaillerais uniquement car je le souhaite.

La voiture finit enfin par démarrer après plusieurs tentatives, j’étais déjà en train de me maudire en pensant que j’allais finalement devoir me mouiller pour aller jusqu’au métro. S’ensuit alors un déluge jusqu’au Colombo et au parking à côté de la station de métro, où je réussis à trouver une place couverte près de l’entrée de la station. J’éteins le moteur, défais la ceinture de Becca qui à son tour éteint la radio, elle cache la vieille façade sous le siège et commence à descendre de son siège auto pour ouvrir sa portière. Je sors de la voiture avec tout le bazar sous le bras et mets mon manteau, plus pour une question de commodité que par crainte de me mouiller car la pluie s’est arrêtée aussi soudainement qu’elle a commencé. Je me mets immédiatement à avoir chaud. Franchement je ne comprends pas les gens qui arrivent à porter des manteaux de fourrure ou des doudounes durant ces étés rafraîchis que les lisboètes appellent Hiver, durant lesquelles les températures descendent rarement en-dessous des dix degrés et si elles y descendent ce ne sera que le matin car à midi elles atteignent pour sûr les quinze ou les vingt degrés. Finalement, « chacun ses goûts » comme dirait ma grand-mère et elle doit savoir de quoi elle parle puisqu’elle est née ici.

Je glisse mon portefeuille, le sac des chaussures et le parapluie sous le bras, je donne la main à Becca et nous descendons les marches du métro. Nous parcourrons le couloir jusqu’au hall avec les machines, où elle insiste pour mettre la monnaie et nous nous dirigeons vers le quai. Il y a déjà pas mal de monde, même si ce n’est pas encore rempli comme d’habitude après neuf heures. Parfois, je me demande à quelle heure les gens commencent vraiment à travailler, car le trafic est affreux entre neuf et onze heures, le métro y est plein. Moi je préfère commencer tôt pour finir tôt et non pas le contraire et ce même si je n’avais pas Becca à ma charge.

Le métro arrive après un peu plus de cinq minutes d’attente, nous y entrons sans grandes difficultés ni bousculades typiques d’un voyage en métro à Lisbonne. Becca est assise sur un siège gentiment laissé par une dame. Je la remercie mais lui dis que ce n’est pas nécessaire, qu’elle préfère rester debout en s’accrochant à moi. Mais la dame insiste et pour ne pas la vexer, je dis à la petite de s’asseoir, ce qu’elle fait immédiatement, comme pour me dire que ce n’était pas la peine de faire tant de manière et qu’elle aurait pu en profiter plus tôt.

La dame caresse les cheveux de Becca qui secoue la tête et se replie sur son siège. Elle lui dit : « Que tu as de jolis cheveux. Comment t’appelles-tu ? » Mais la petite se replie encore plus, elle n’est pas habituée à recevoir des attentions de personnes qu’elle ne connait pas, et encore plus à des endroits où elle sent que tout le monde la regarde, je viens alors à son secours :

« Tu peux dire ton nom à la dame. Tu t’appelles Becca, n’est-ce pas ? » Elle acquiesce.

« Becca ? Que c’est original. C’est vraiment ton nom ? »

Becca me lance alors un de ses regards noirs, mais la dame n’a pas remarqué, elle s’était déjà retournée vers moi pour me demander une explication. Je lui dis que non, c’est seulement un diminutif, que son vrai nom est Rebecca, mais que pratiquement personne ne l’appelle ainsi et qu’elle ne répond pas lorsqu’on l’appelle comme cela. Néanmoins, la dame continue en disant que c’est un nom bizarre et me demande pourquoi nous l’appelons ainsi, alors que Rebecca est un prénom si joli et qu’elle est si mignonne, affirme-t-elle tournée vers moi. Heureusement, car Becca est en train de lui tirer la langue. Je lui fais signe de la rentrer dans sa bouche et elle obéit, en prenant une expression angélique qui laisserait penser qu’elle est incapable de telles choses.

Le métro va d’une station à l’autre, quelques passagers descendent et d’autres montent au fur et à mesure. La dame à l’air de faire le voyage jusqu’au bout. « Quel âge a-t-elle ? », me demande-t-elle après avoir une fois de plus caressé les cheveux de Becca. « Elle va avoir quatre ans d’ici peu », lui réponds-je, en sachant bien ce qui va suivre.

« Oh, qu’elle est grande, et si jolie, elle parait plus âgée. » Je la remercie et lui dis qu’effectivement elle est assez grande. Elle me demande si c’est ma fille, je lui dis que je suis son oncle sans entrer dans les détails, ce qui apparemment la satisfait et car elle passe à une nouvelle question. « Ses cheveux ont une couleur peu courante, ce n’est pas une couleur tout de même ? » Quelle patience ! Je ne sais pas comment les gens peuvent un instant imaginer qu’il est possible de colorer les cheveux d’une enfant de trois ans. Mais après le nom bizarre, la question sur la couleur de cheveux peu courante était évidente. Je lui dis que non, en essayant de ne pas perdre patience, que la couleur de ses cheveux est naturelle, qu’elle l’a hérité de sa mère qui avait les mêmes… Oh, je me rends compte de mon erreur, de la conjugaison de mon verbe au passé, mais c’est trop tard, et ma tête doit le confirmer. Je ne peux ainsi pas éviter la question suivante :

« Sa mère est morte ? » me questionne-t-elle dans un murmure, salivant déjà des détails de notre mélodrame familial. Je regarde en panique Becca, mais elle n’y prête pas attention car sur la banquette opposée, il y a une autre petite fille dans les bras de son grand-père et elles se font des grimaces l’une à l’autre. Je peux ainsi mentir comme je veux, même si c’est sans grande conviction : « Non, ce que je voulais dire c’est que les cheveux de sa mère sont plus foncés maintenant, ils ne sont plus aussi clairs qu’avant ». C’est un mensonge, elle a toujours eu la même couleur, mais bon, je lui dis cela pour éviter d’entrer dans une conversation de condoléances et que la dame se mette à réconforter Becca, ce qui l’aurait sûrement attristée. Cela a dû satisfaire mon interlocutrice concernant ses connaissances en termes de variations de couleur de cheveux au fil des ans, car elle a une fois de plus caressé la tête de Becca en abandonnant le sujet, visiblement déçue puisqu’elle n’a finalement rien appris d’intéressant.

Entre-temps, nous arrivons à l’arrêt Marquês où nous devons changer de métro et où nous avons dû faire une des sorties les plus rapides des annales du métro. Nous montons jusqu’au hall où se trouve la billetterie et prenons les escaliers pour descendre de l’autre côté. Nous arrivons pile à temps pour prendre le métro de Campo Grande qui est beaucoup moins rempli et où personne n’a l’air de vouloir discuter avec nous. Le métro est un des nouveaux véhicules en circulation, avec des écrans LCD installés en haut de chaque fenêtre, qui retransmettent des publicités sans interruption, alternant avec les habituelles affiches plastifiées, pour les annonceurs qui ne peuvent pas se payer des publicités vidéo. Les wagons sentent encore le neuf, les tagueurs n’ont encore laissé que peu de marques ou de signatures à l’encre indélébile qu’ils ont l’habitude d’utiliser pour être sûrs que personne ne puisse les effacer, comme si ces marques étaient magiques et représentaient une partie d’eux-mêmes. Les publicités des écrans sont muettes avec des sous-titres occasionnels, entièrement pensées et adaptées pour être retransmises dans le métro, tandis que le système sonore nous distrait avec une compilation de musiques jazz parmi lesquelles je reconnais Benny Goodman, Sidney Bechet, Stan Getz, Louis Armstrong et Chet Baker ; aujourd’hui la personne qui a choisi avait bon goût.

Le métro de Lisbonne arrive parfois à nous surprendre avec ces petites choses, qui ne compensent cependant par aucun moyen le manque d’ascenseurs ou d’escalators du quai jusqu’à la rue dans toutes les stations, mais qui servent tout de même à rendre nos voyages plus supportables.

Parfois je me demande si je suis le seul à penser à cela et je me demande en même temps comment font les personnes qui ont des bébés, des enfants dans les bras ou les personnes handicapées ; elles ne doivent sûrement pas pouvoir aller où elles veulent ou doivent alors aller d’autobus en autobus ou prendre leur voiture, qui ne sont vraiment pas les manières les plus rapides pour se déplacer à Lisbonne.

Becca me tire la manche et j’arrête alors immédiatement de penser aux escalators et autre ascenseurs inexistants pour écouter ce qu’elle veut me dire. « Kalle, on peut manger une glace ? », à cette heure de la matinée ? « Non bébé, il est encore trop tôt » Elle ne se montre pas satisfaite de ma réponse et revient tout de suite à la charge : « Et cet après-midi on pourra manger une glace ? Tu sais les grandes ? » Je lui dis que oui, en sachant très bien qu’elle n’aura pas oublié et que cet après-midi je devrai évidement lui acheter une glace. Grande, de préférence – même si ce qualificatif dans ce cas est assez subjectif : un jour c’est un grand cornetto, un autre jour ça peut être un solero et encore un autre jour ça peut être un perna-de-pau qui ne mérite pas tellement cette distinction.

Nous sortons à Campo Pequeno, je l’aide à monter les escaliers jusqu’à la billetterie et ensuite jusqu’à la rue – ce serait plus facile si elle n’insistait pas pour tout faire toute seule. Parfois, je me dis qu’il serait mieux si elle que je la porte encore dans les bras.

Nous remontons l’avenue, tournons à droite et plus ou moins au milieu de la rue nous entrons dans l’école maternelle Luso-Espagnole Sancho Pança, ouverte, il y a près de trente ans, par une amie de ma grand-mère qui a déménagé à Lisbonne avec son mari.

La plupart des éducatrices sont espagnoles, bien qu’il y ait aussi quelques portugaises. Les enfants se parlent espagnol entre eux. Ce sont en majorité des enfants d’espagnols ou de sud-américains qui, pour une raison ou une autre, sont à Lisbonne, ou comme dans le cas de Becca, ont de la famille en Espagne et qu’il est important de ne pas perdre le contact avec la langue. C’est une petite maison sympathique du début de XX


siècle que Madame Pilar a petit à petit transformé en un sympathique foyer pour les enfants âgés d’un à sept ans. Ce qu’il y a de mieux dans cette école, c’est son énorme jardin, plein de jouets en bois et en plastique ainsi qu’un grand bac à sable pour que les enfants puissent jouer. Becca adore passer ses journées là-bas.

Au début – Becca a commencé la crèche peu avant son premier anniversaire – ma mère et ma sœur avait peur qu’autant de contact avec l’espagnol lui fasse oublier le suédois, qu’elles cherchaient à lui enseigner à la maison. Cependant, nous nous sommes vite aperçus qu’il n’y avait aucun risque que cela se produise. Elle utilisait les mots suédois qu’elle apprenait avec elles et moi et les mots espagnols et portugais avec mon père et ma grand-mère – la plupart du temps en semblant savoir distinguer les langues les unes des autres mais aussi les personnes avec qui les utiliser.

Les premiers temps, nous faisions attention à ce que ce soient les mêmes personnes qui lui parlent les mêmes langues, mais maintenant, et par la force des choses, j’alterne d’une langue à l’autre pour la maintenir intéressée et en général elle ne se trompe pas. Nous pensions encore que la langue la plus difficile à maintenir serait le portugais, mais avec tant d’enfants bilingues à l’école, et tous les autres rencontrés avec qui elle ne parle que portugais, en peu de temps elle parlait les trois langues avec la même aisance.

Mais même ainsi, j’ai pensé qu’il valait mieux lui trouver une enseignante de suédois afin de la maintenir exposée à la langue, car même si nous avons une tonne de DVD avec des dessins animés et des films en suédois, je ne pense pas qu’elle puisse beaucoup apprendre avec Pippi et Bamse.

Je la laisse à Ana, qui est une des éducatrices de son groupe, et qui semble presque avoir plus de peine de me voir partir que Becca. Quelle différence par rapport à avant ! Quand elle a commencé à venir, il fallait que nous restions un peu avec elle, et ensuite on pouvait la laisser seule et venir la chercher quand elle commençait à pleurer et à réclamer sa mère. Cela a duré pratiquement un mois. Maintenant, dès qu’elle voit Carmen ou Ana, c’est comme si je m’étais évaporé, je n’existe purement et simplement plus. Et si elles ne lui disent pas de me dire au revoir, elle ne le fait même pas. Même si c’est vrai que c’est bien, c’est quand même un peu triste de les voir devenir indépendants. Un jour elle me demandera les clés de la voiture et me dira de ne pas l’attendre avant le petit-déjeuner…

Qui aurait pu penser il y a quelques années que je dirais ça aujourd’hui, la paternité, encore que ce n’est qu’un prêt, fait vraiment changer les gens.


DEUX



J’arrive au bureau rue Garrett un peu après huit heures, comme d’habitude, c’est moi qui ouvre la porte et désactive l’alarme qui orne depuis un an l’entrée principale. Les services de nettoyage n’arrivent pas avant neuf heures, les secrétaires embauchent à neuf heures et demie et les autres avocats aux environs de dix heures. Nous occupons les quatre derniers étages de cet immeuble reconstruit et transformé depuis l’incendie de quatre-vingt-huit – pas celui ayant détruit le reste du Chiado. Mon bureau se situe dans la partie arrière du troisième étage, le même qui était celui de mon père, avec vue sur le fleuve.

L’entreprise s’est énormément développée ces dernières années, mon père disait qu’elle s’était trop développée, trop vite et que l’idée originale d’être un cabinet d’avocat dévoué à ses clients et aux causes justes s’est perdue dans cette soif du bénéfice au pourcentage généré par les grandes affaires.

Et il s’agit bien de grandes affaires dont le cabinet Gomez, Meirelles, Nebuloni, Nogueira, Castro, et Associés, également connu sous la formule GM2NC+A, s’occupe : élu meilleur cabinet d’avocats au Portugal selon les lecteurs d’EuroBusiness depuis 6 ans, membre de toutes les associations juridiques et d’avocats dont toute personne diplômée de droit pourrait être membre sans avoir commis de crime ou être automatiquement exclu des autres, et détenant un budget publicitaire qui dépasse la centaine de milliers d’euros, réparti dans plusieurs revues d’analyse et d’affaires européennes et américaines. De plus, on ne peut pas dire que l’on ne fasse pas tout notre possible pour maintenir cette position.

Le cabinet d’avocats Meirelles et Nebuloni a été fondé par mon père et par Joaquim Meirelles au début des années quatre-vingt, et ne s’est appelé ainsi que pour une question alphabétique, étant donné que la majorité des dépenses engagées ainsi que la part majoritaire appartenaient à mon père, qui d’une certaine manière avait hérité du bureau et de pratiquement tous les clients de mon oncle-grand-père. L’idée était de se consacrer à des causes qui en vaillent la peine et ils y sont parvenus de manière exclusive pendant quelques années. Mais ensuite, Meirelles en a eu marre de faire moins d’argent que les autres avocats qu’il connaissait (et pourtant ils ne se faisaient pas si peu d’argent que ça, je n’ai jamais manqué de rien et à cette époque, ma mère qui terminait son doctorat ne travaillait pas). Il a donc insisté auprès de mon père pour qu’ils engagent plus d’associés afin de diversifier les domaines de droit dont s’occupait l’entreprise.

En peu de temps tout a changé, un nouvel associé a été engagé, Pedro Inácio Gomez, présenté à Mereilles par une connaissance et décrit comme un jeune homme avec un grand avenir. Malgré le fait d’être un jeune diplômé, PIG, comme il a commencé à être appelé derrière son dos, débarquait avec toutes ses connaissances concernant le domaine de l’entreprise et semblait avoir une liste interminable d’oncles et de tantes avec de l’argent et la volonté de traiter avec le monde entier sur n’importe quel sujet. Le volume de travail a continué à augmenter et très rapidement le cabinet s’est à nouveau agrandit avec deux nouveaux associés, Jorge Lemos Nogueira et Francisca Castro, l’un diplômé en droit et l’autre en gestion des entreprises et avec chacun de l’expérience en tant qu’indépendant.

À cette époque, il n’y avait déjà plus que mon père qui s’occupait des causes qui au début furent le but ultime du cabinet – ce qui, parfois, donnait prétexte à des discussions enflammées concernant les conflits d’intérêts et le véritable intérêt de l’entreprise – car Meirelles, qui, soit dit en passant, penchait toujours du côté du fiscal plutôt que de n’importe quel autre domaine du droit. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’il se ne s’est ensuite consacré qu’a ceci, à l’enseignement et au doctorat qu’il était entre-temps en train de préparer.

Cependant, le bureau de la rue Braamcamp, même après la location de l’étage, devenait trop petit et quand on leur a offert le squelette brulé de l’immeuble de la rue Garrett, en paiement des services rendus à l’ancien propriétaire qui était décédé, personne ne s’y opposé. En moins de deux ans, l’immeuble avait été reconstruit, agrandi et adapté aux exigences d’un cabinet moderne, les quatre derniers étages étaient réservés à la société, qui à cette époque était connue sous le nom de MNGN&C, et le reste était loué à d’autres entreprises.

Les années quatre-vingt-dix du siècle passé ont continué à être des années de croissance, en volume d’affaires ainsi qu’en nombre de personnes recrutées. Au début du nouveau millénaire, la société employait déjà un nombre appréciable d’avocats en plus des associés, et était très recherchée par les jeunes diplômés désirant une carrière d’avocat – et ce sûrement grâce à l’exigence de mon père et au soutien inconditionnel de Meirelles. Ce cabinet était l’un des seuls qui offrait salaires et horaires décents dès le premier jour. Les autres associés, dans la lignée de la longue tradition des stages non-rémunérés – qui se rafraîchit à chaque nouvelle fournée d’avocats portugais qui commence à travailler à son compte ou dans une société – s’y sont initialement opposés, mais ont ensuite fini par accepter quand ils ont commencé à voir les résultats qui justifiaient totalement le coût des salaires des stagiaires.

Je ne doute pas que mon père était satisfait de l’entreprise qu’il avait aidé à créer – indépendamment des discussions occasionnelles sur le type de droit qui devait y être pratiqué – et de la qualité des services rendus aux clients qui, au final, est la véritable mesure d’un professionnel et la raison pour laquelle ils nous gardent en tant qu’avocat ou conseil. C’est dommage qu’il ne soit plus parmi pour nous pour voir la société aujourd’hui, mais c’est peut-être mieux comme ça. Après l’accident, il s’est passé quelques vilaines choses qu’il n’aurait sans doute pas appréciées.

J’avais déjà terminé mes études et étais sur le point de conclure mon stage à l’époque de l’accident. C’est pour cela que j’ai pu lui succéder pour la part et le poste dans le cabinet (comme il était prévu dès le départ et qui avait été accepté par tous les associés, même les plus récents). Cependant, Gomez, de manière inattendue, est revenu sur les promesses faites et a commencé à contester la situation, en vue d’acquérir la part pour lui-même. Entre autres choses, il a affirmé être le meilleur gestionnaire de clients et que son poste dans la société devrait refléter cette condition, que (sans vouloir m’offenser comme il m’a dit) je n’avais pas suffisamment d’expérience pour détenir une part d’associé, etc. etc. Sans succès.

Néanmoins, je n’ai pas voulu créer de problème ni l’éloigner, car il est vrai qu’il ramène toujours de bons clients dans l’entreprise, j’ai trouvé que le mieux était d’aller le voir et, avec l’accord de Meirelles, nous avons suggéré de modifier le nom de la société pour la formule par laquelle elle est connue aujourd’hui, et non pas selon les parts relatives. Il a fini par accepter. Au final, ce qui l’intéressait plus que de détenir la position majoritaire, était de sembler la détenir. Gomez est obnubilé par les apparences. Même s’il fait comme si de rien n’était, il fait tout pour avoir une photo dans les magazines Lux, Caras ou VIP (de préférence avec une amie qui a un décolleté plongeant), et vous pouvez être sûr que dès qu’il y apparaît, plusieurs exemplaires se trouvent comme par magie dans la salle d’attente du cabinet.

Je dois dire que j’ai été déçu de lui, je le savais égoïste, mais je ne m’étais pas aperçu qu’il pouvait également être mesquin. Enfin, en vérité, rien n’a changé, il a l’air satisfait d’avoir son nom en premier et il n’a jamais abordé le sujet à nouveau, continuant à se comporter comme si de rien n’était – ce qui est typique chez Gomez.

Il est dix heures et demie du matin et je suis dans mon bureau avec la porte ouverte, comme d’habitude. Le bureau commence doucement à se réveiller et de temps en temps quelqu’un passe la tête pour me saluer. Je n’ai pas pour habitude d’exiger qu’on vienne systématiquement me faire le baisemain, si bien qu’aujourd’hui je n’ai pas encore vu Gabriela, la secrétaire que j’ai également héritée de mon père et avec qui je m’entends assez bien – ce qui selon moi est essentiel.

Deux des murs de mon cabinet sont recouverts d’étagères en bois pleines de livres de droit, de codes dans différentes versions et de modèles de navires en plastique et de ferrys, qui étaient la passion de mon oncle-grand-père et que mon père et moi avons décidé de laisser. Le seul mur qui n’est pas entièrement occupé par des étagères est celui où se trouve la porte, y sont exposés les diplômes des quatre générations d’avocats qui sont passés par ce cabinet à travers ses diverses localisations.

À ma droite se trouve, pour moi, ce qu’il y a de plus agréable, une fenêtre du sol au plafond avec vue sur le fleuve au sommet d’un paysage dénivelé aux tons rouge brique, décoré par ci par là d’une cheminée ou d’une antenne de télévision, désuète depuis l’avènement du câble.

Depuis que je suis arrivé, je suis accroché à l’ordinateur ainsi qu’à mes livres. Les questions du premier des fax arrivé vendredi s’avèrent plus complexes qu’à première vue. Une question de droit des sociétés avec des ramifications en droit familial et fiscal qui va sûrement m’occuper une bonne partie de la journée.

Mais voici qu’entre Gomez dans mon bureau, d’un air pseudo-majestueux qui le caractérise, de quelqu’un qui pense être le roi du monde. Il arbore un demi-sourire sous ses yeux bleu clair sans expression qui élargissent encore plus son visage dodu, au milieu duquel trône un énorme nez rouge. Ses cheveux blonds sont tirés sur la droite afin de tenter de cacher une désertification capillaire avancée qui lui domine le haut de la tête, mais sans grand résultat. Il porte un costume bleu foncé, une chemise blanche aux manchettes simples avec des boutons chers, mais de mauvais goût, ornés d’un motif nautique, une cravate en soie bordeaux YSL, attachée d’un nœud simple que pourrait être mieux fait, où divers types de nœuds marins y sont apparemment brodés en relief, une ceinture en écailles et des chaussures Church’s noires, pas très bien cirées. Son ventre lui tombe abondamment sur la ceinture et le costume, qui, bien qu’il soit habilement taillé, lui pouvait aller mieux. Il passe sa vie à dire qu’il est au régime, mais comme il ne fait rien de plus, il oscille seulement entre gros et plus gros.

Il traverse l’espace entre la porte et mon bureau en acajou des années trente, il s’assied sur un des vieux fauteuils en cuir où, avant avec mon père, et maintenant avec moi, ont l’habitude de s’asseoir les clients qui collaborent avec nous depuis l’époque de mon oncle-grand-père, et dit, « Vous êtes encore ici ? À l’heure à laquelle vous arrivez, vous pourriez déjà être sur le chemin du retour. » Il se met à rire tout seul de sa propre blague et sans attendre il continue sur un ton qui lui parait plus sérieux : « Tenez, une chose, Carl (il n’arrive pas à m’appeler Kalle), vous n’avez pas grand-chose à faire, n’est-ce pas ? Il vit avec l’idée qu’il n’y a que lui qui travaille réellement.

« Et bien si vous voulez vraiment que je vous dise… » Mais il ne me laisse pas poursuivre.

« Je suppose que non, je suppose que non. Vous devez ainsi avoir énormément de temps libre. Mais je vais vous donner de quoi faire. Bien, comme vous le savez, un séminaire sur le futur des zones d’exonération fiscale dans le cadre de la coopération internationale croissante contre le trafic de drogues, le blanchiment d’argent et le financement des groupes terroristes qui se sont vérifiés ces dernières années, a lieu à Funchal de mercredi à vendredi. Le bureau y est inscrit et j’étais supposé y aller, mais j’ai un empêchement (probablement une fête chez un mondain quelconque avec le droit à sa photo dans une revue) et je me vois dans l’impossibilité de m’y rendre. Que diriez-vous d’y aller ? Ce genre d’évènement est très intéressant, vous pourriez y rencontrer énormément de gens originaires de différents pays et comme vous parlez toutes ces langues vous allez sûrement adorer. »

Je pense d’abord à lui dire non sans entrer dans les détails, mais finalement je change d’avis : « Vous avez sûrement raison, mais n’oubliez- vous pas un petit détail ? » Il me regarde comme un âne, sans comprendre de quoi je parle.

« Quel détail ? » Cet homme est vraiment bête, ou alors il fait semblant : « Becca », lui dis-je en soupirant et à lui de me répondre : « Mais vous n’avez pas de baby-sitter ou de voisine qui a l’habitude de rester avec elle quand vous partez en weekend ? Comment vous vous débrouillez avec les filles qui vous draguez en boite de nuit ? » Typique de Gomez, court, grossier et dérangeant, alors qu’il se croit poli et respectueux et hyper-bcbg. Je règle cela en laissant passer, encore une fois, pensant que ce n’est pas sa faute s’il est né imbécile. « Là n’est pas la question, mais plutôt qu’il s’agit là de trois jours et de trois nuits, et je ne peux pas la laisser seule tout ce temps. C’est hors de question. Mais très bien, je vais me rendre à votre place à Madère. Cependant j’emmène Becca avec moi. Elle va adorer le voyage. »

Lui passe un éclair dans les yeux puis il reprend son demi-sourire en plastique. « Vous allez voir, cela va être très intéressant ! D’ailleurs, vous me donnerez une copie de vos notes (qu’il ne va, sans doute, même pas lire). Autre chose, le billet de la petite... (Celle-là je l’attendais) ... c’est vous qui allez le payer, n’est-ce pas ? » Gomez est toujours égal à lui-même. Les dépenses des autres sont les dépenses des autres, alors que les siennes, même personnelles, sont toujours les dépenses de la société.

« Non, cela ne me semble pas correct. En fin de comptes, j’y vais seulement parce que vous me le demandez, et Becca vient, non pas parce que je le souhaite mais parce que je n’ai personne à qui la laisser et car je ne souhaite pas la laisser seule autant de temps » Et maintenant le coup fatal. « Dans ces conditions, je pense que c’est plutôt vous qui devriez payer le billet, vous ne trouvez pas ? » Je lui dis cela tout en arborant un sourire avec lequel il pourrait comprendre que je suis en train de plaisanter, mais même ainsi, il est sur le point de faire une attaque.

Pour Gomez, toute attaque à sa bourse, même imaginaire, est toujours vue comme une attaque à sa propre existence. « Humm, Bien, je ne suis pas d’accord. Étant donné qu’elle vient avec vous, et que vous représentez la société, le billet doit être payé par la société. Ainsi, ça me parait juste, » ajoute-il d’un air très sérieux, comme s’il s’agissait de son idée et qu’il la défendait au tribunal. « C’est bon pour vous ? Vous allez au séminaire à ma place, et ensuite vous me donnez une copie de vos notes. C’est une bonne affaire vous ne trouvez pas ? »

Comme s’il était en train de me faire une grande faveur en demandant d’aller à sa place à Funchal, assister à un séminaire qui correspond plus à ses intérêts qu’aux miens. Mais celle-ci je ne peux pas la laisser passer. « Oui je pense que c’est une très belle affaire, je l’accepte volontiers et je vous prête même mes notes. Par ailleurs, je les laisserai dans la bibliothèque afin qu’elles servent à tout le monde, en outre, vous me devrez une faveur » – non pas que cela me serve à quelque chose, car il sera difficile d’arriver à le convaincre de me la rendre, mais je trouve bien que ce soit dit.

La perplexitГ© gravГ©e sur son visage se prГ©pare Г  me rГ©pondre lorsque Gabriela toque Г  la porte :

« Bonjour Patron, il y a deux fax qui viennent d’arriver pour toi, l’un après l’autre. Le premier est de Neil Allard et fait référence à une lettre de septembre qui est archivée dans ce dossier. L’autre vient de Suisse et je crois que c’est un premier contact mais comme c’est écrit en allemand je n’en suis pas sûre. Le facteur est passé et a laissé tout cela pour toi, il serait peut-être bon d’y jeter un coup d’œil. Comme d’habitude j’ai jeté les publicités. Ah oui, et quelqu’un a téléphoné de la part du couple Rémy pour dire qu’ils ne pourraient pas venir aujourd’hui. Ils te demandent si tu peux les recevoir la semaine prochaine à la même heure. »

Elle s’était avancée jusqu’au bureau et m’a laissé le courrier, le dossier et les fax à droite au coin du plateau de cuir ciré. Elle n’a pas encore remarqué Gomez que le fauteuil cache des gens qui rentrent. J’essaye d’attirer son regard afin de lui montrer qu’il est là. Elle me fait un clin d’œil, elle a compris mon signal. « Si tu as besoin de quelque chose, tu siffles, je retourne à mon bureau. » Elle va pour sortir et dit avec surprise : « Oh Maître Pedro, je ne vous avais pas vu. Bonjour. Susana a votre courrier, elle doit être en train de le mettre sur votre bureau. » Et sort sans plus tarder, laissant Gomez stupéfait et visiblement contrarié.

« Vous laissez votre secrétaire vous tutoyer ? Et vous lui laissez lire les fax qui vous sont adressés ? Comment lui permettez-vous tant de liberté ? Ce n’est pas normal, croyez-moi. Vous ne pouvez pas donner votre confiance au personnel. Les gens pourraient également penser qu’il y a quelque chose de plus entre vous. Une relation amoureuse avec sa secrétaire n’est vraiment pas une bonne chose… » Et il continue sur le même ton encore quelques minutes alors que je ne lui prête aucune attention.

Une relation amoureuse avec Gabriela ? Enfin ! Je ne la trouve pas répugnante mais ce n’est pas l’idée, et d’ailleurs ce n’est pas mon genre. Ensuite, c’est vrai qu’elle est très sympathique et amicale, pour ne pas dire intelligente, belle et avec les bonnes formes au bon endroit, toutefois, elle est mariée, a deux enfants et est autant intéressée par moi que moi par elle. Ce qui signifie pas du tout. Il n’y a que l’esprit mal tourné de Gomez qui puisse imaginer une situation dans laquelle ma relation avec Gabriela pourrait allait plus loin qu’une simple relation de camarade de bureau. Quand il se tait enfin, j’en profite.

« Gabriela et moi nous sommes toujours tutoyés, et je ne vois pas de problème à cela et d’ailleurs elle non plus. Pour vous dire la vérité, à part vous, Lemos Nogueira et un ou deux associés qui préfèrent ainsi, je tutoie tout le monde dans le cabinet, même l’agent de sécurité. C’est bizarre que vous n’ayez jamais remarqué. Quant au fait qu’elle lise mes fax, et bien c’est ma secrétaire et cela me fait gagner du temps. Si je ne lui fais pas confiance à elle, à qui pourrais-je faire confiance ? » Gomez m’écoute d’un air totalement livide.

« Oui j’ai remarqué que vous tutoyez tout le monde, – dit-il à moitié énervé – mais cela est complétement différent. Que vous les tutoyiez d’accord mais qu’ils vous tutoient ce n’est pas possible. Cela peut créer des problèmes de discipline et rendre difficile de maintenir la distance, vous voyez ? »

Si cela dépendait de lui, il y aurait encore des esclaves et les salariés n’auraient le droit de faire que ce que les patrons, dans toute leur grandeur, les autoriseraient à faire, devant remercier un genou à terre la grandeur de leur don, pour plus qu’en réalité il puisse être insignifiante. Cet homme vit dans la préhistoire des relations humaines ; et le pire c’est que ça n’est pas le seul. Et il semblerait que de plus en plus de monde, peut-être parce qu’ils n’ont pas le choix, supportent ces manières. Je ne lui dis pas ce qu’il mérite, car cela ne mènerait à rien, tellement il est convaincu de sa vertu.

« Je pense que vous avez tort. Je n’ai jamais eu de problème avec personne ici du fait que je tutoie les gens. Bien au contraire, je pense que cela rend le quotidien plus agréable, en sentant moins la naphtaline, vous voyez ce que je veux dire ? Personne ne m’a jamais manqué de respect – et moi non plus d’ailleurs, mais cela ne l’intéresse pas – ou ne se met, de manière indisciplinée, à refuser tout ce que je lui demande dans le cadre du cabinet. Prenez l’exemple de nos collègues espagnols et de leurs employés, ils se tutoient sans que cela n’affecte en rien leur productivité en tant qu’avocats. » Cette référence aux espagnols était bien choisie car malgré son nom et son insistance permanente pour qu’il soit écrit avec un z, Gomez les déteste du plus profond de lui et tombe directement dans le panneau. « Par ailleurs, il y a plusieurs autres exemples d’organisations extrêmement hiérarchisées et très disciplinées dans lesquelles tout le monde se tutoie, du poste le plus bas au poste le plus élevé sans que cela ne remette en cause la hiérarchie et la discipline. » Je finis ainsi, en espérant qu’il ait compris. Fol espoir. L’homme ne se montre pas vaincu.

« Oui, oui je peux accepter que cela soit réel, bien que je ne puisse l’imaginer, – j’en ai marre de devoir lui ouvrir les yeux, pauvre âne, j’y pense mais ne dis rien – cependant, si tel est le cas, c’est à l’étranger. Au Portugal les choses sont différentes. Les personnes sont différentes. Le portugais de base est très indiscipliné et ne peut pas être laissé en liberté. Et ce même pour lui-même. »

Un véritable homme des cavernes. À seulement trente-neuf ans. Comment est-ce que je n’ai jamais pu m’en rendre compte ? Peut-être que je m’en étais rendu compte mais que je n’avais jamais eu le déplaisir de l’écouter et de discuter du sujet avec lui. Cependant, ce n’est pas à moi de le faire changer, et même si cela était possible. Je n’ai rien contre ceux qui aiment, allez savoir pourquoi, maintenir des simulacres de formes archaïques dans des relations professionnelles qui n’ont quant à elles plus rien d’archaïques. Ce qui m’attriste est que, de manière générale, ces formes de traitement n’ont rien à voir avec la préservation de la courtoisie d’autres temps, elles sont plutôt utilisées pour marquer une position de domination sur les personnes avec lesquelles elles travaillent au quotidien, les collaborateurs, comme il est usage de dire.

Mais je divague, j’ai Gomez qui se tient devant moi et me regarde d’un air ébahi, espérant que je lui réponde quelque chose, mais il me laisse sans voix. Je ne veux pas l’offenser, car selon mes principes tout le monde a le droit d’être comme il est, même imbécile, et au final il ne m’a rien fait. Le mieux c’est de lui dire, comme d’habitude, ce qu’il souhaite et de poursuivre.

« Je ne dis pas que vous avez tort, après tout votre connaissance du Portugal est incommensurablement plus grande que la mienne. N’oubliez pas (et les personnes comme toi ne me laissent pas l’oublier) qu’ici je suis un étranger (malgré avoir vécu là pratiquement toute ma vie) et que, par conséquent certaines choses sont hors de ma portée ; ce que je peux cependant réaffirmer est que le tutoiement par consentement mutuel ne m’a jamais paru problématique, quelles qu’en soit les circonstances » Apaisé et satisfait que je lui reconnaisse des connaissances supérieures, il me fait un grand sourire et dit : « Heureusement que cela ne vous a pas causé de problème, mais si j’étais vous j’arrêterais » – me conseille-t-il de manière paternelle. « Cela rend tout plus facile. Concernant le séminaire, c’est Susana, qui s’est occupée de ma réservation, voyez avec elle les détails, pour vous et votre petite, qu’elle puisse modifier les billets. »

Il se lève en s’aidant de mon bureau, et après avoir sournoisement observer mes papiers sur le plateau. Il se dirige, ensuite, vers la porte, et remonte son pantalon au niveau des jambes, prisonnier de ses cuisses dodues qui s’entrechoquent à chacun de ses pas. « Non, non, ce n’est pas nécessaire, » lui dis-je avec précipitation. « Gabriela va s’occuper de cela, ce n’est pas la peine de déranger Susana. Je vais lui en parler tout de suite. » Avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, j’appuie sur le bouton de l’interphone : « Gabi, tu veux bien aller voir Susana s’il te plaît, et lui demander toutes les informations concernant une réservation pour Funchal qu’elle a faite, et nous en parlons plus tard. Merci. »

Au moins je suis sûr de ne pas avoir des billets en classe éco ni une réservation dans un hôtel deux étoiles du côté plus bas d’une colline quelconque. En fin de compte, c’est toujours le cabinet qui paye et pour Gomez, moins de dépenses pour les autres signifie plus de sous pour ses dépenses et dans ses poches. Ce n’est pas difficile de lire sur son visage que c’était pour cette raison qu’il voulait que ce soit Susana qui s’occupe de cela. Malheureusement pour lui je connaissais déjà cette facette de sa personnalité. Bien que, pour lui il aime le luxe, cet homme est d’une radinerie légendaire avec tous les autres. Voyant alors qu’il n’a aucun moyen de reprendre le contrôle, il me fait un petit signe de la main et sort de mon bureau, les chaussettes à damiers lui tombant sur les mollets et le pantalon remonté sur ses cuisses imposantes.

Je reviens au fax de Neil, je vois qu’il n’est pas compliqué et prends note mentalement de lui répondre aujourd’hui. Je me penche, en suivant, sur l’autre qui a l’air d’être véritablement un premier contact, au sujet d’une succession on dirait. Cependant, il est adressé à mon père – Gabriela n’a pas dû faire attention – et fait référence à une lettre que je n’ai jamais reçu ainsi qu’à un nom qui me rappelle des souvenirs lointains, mais comme cela n’a pas l’air urgent, je la mets sur la pile de choses que je dois faire et retourne m’occuper de ce que j’étais en train d’écrire avant que Gomez n’entre dans mon bureau.

Contrairement à ce que je pensais, comme je n’ai pas eu d’appel téléphonique et que personne ne m’a interrompu, je réussis à expédier la réponse au fax de vendredi avant onze heures et demie. Gabriela vient alors toquer à la porte pour me dire que c’est l’heure, mais je suis déjà en train de mettre mon manteau. Elle me passe mon sac en toile lorsque nous nous croisons dans le couloir et je sors rapidement par le hall. Lorsque je vois que l’ascenseur est au rez-de-chaussée, je me décide à prendre les escaliers, et descends les marches quatre par quatre, attirant l’attention de João, l’agent de sécurité qui, lui, monte. « Eh bien, tu es pressé aujourd’hui. C’est toi qui donnes le cours ? » Me lance-t-il d’en haut après s’être agrippé à la rampe pour ne pas tomber. Je lui réponds que oui, lui dis à plus tard, et continue à descendre sans m’arrêter.

Je sors dans la rue en courant, je tourne à gauche en direction du Chiado et après avoir tourné à droite au coin de la librairie Soares da Costa, je remonte la rue jusqu’en haut et entre dans le troisième immeuble à droite. Je monte au deuxième étage où se trouve le dojo d’Aïkido dans lequel je m’entraîne depuis plus de dix ans. J’ouvre la porte avec la clé et laisse rentrer les personnes qui étaient déjà en train d’attendre. Je cours dans les vestiaires, et change alors, les vêtements du bureau pour le keikogi. Je passe alors les soixante minutes suivantes à transpirer et à faire transpirer les dix autres enthousiastes – pas mal pour un lundi – qui ont choisi d’employer l’heure du déjeuner à perdre des calories plutôt qu’à en accumuler. Le maître Takeda est au Japon pour un séminaire et le maître-adjoint nous a demandé, à moi ainsi qu’à un autre gradé, si nous pouvions l’aider lors de quelques entrainements à l’heure du déjeuner. Toutefois, je vais devoir leur dire que je ne peux pas venir ni le mercredi ni le vendredi. C’est dommage, j’aime bien ces entrainements en milieu de journée, car ils coupent la routine des horaires de bureau et même si ce n’est que deux jours, je sais que je vais en ressentir le manque.

Après avoir terminé l’entrainement, je retourne dans les vestiaires, j’enlève le keikogi, ouvre le casier où se trouvent mes affaires de bain et saute sous la douche. Je me lave presque à l’eau froide et en me dépêchant, me sèche avec une grande serviette que je laisse toujours pendre sur le séchoir puis me mets une nouvelle dose de déodorant sous les bras et deux pschitt de parfum sur le torse.

Je remets ensuite mon uniforme d’avocat et sors avec le dernier de mes équipiers. Il me parle avec engouement de la trilogie Matrix, qu’ils trouvent être les meilleurs films jamais réalisés, et décrit avec détails les bonus inclus dans une énième édition spéciale de la série destinée aux collectionneurs, qui vient juste de sortir – quinze ans et le sens critique d’un nouveau-né.

Je me dГ©cide Г  ne pas le contredire, il y a des choses que nous devons dГ©couvrir par nous-mГЄme.

Nous nous séparons dans la rue Garrett, et partons, lui en haut, et moi en bas, en direction du centre commercial. Je monte jusqu’au dernier étage et achète un déjeuner léger composé d’une soupe, d’un steak grillé avec du riz, d’un fruit et d’un verre de lait. Je mange seul, sans précipitation, assis sur une table de l’espace commun à tous les restaurants, pendant que je pense aux choses que je vais devoir faire cet après-midi. Quand je finis, je descends les escaliers et sors à nouveau dans la rue en direction du bureau. J’y arrive un peu avant quatorze heures. À part la radio de Gabriela, branchée comme toujours sur la Voxx, on entend aucun autre bruit, je crois qu’aujourd’hui tout le monde est allé déjeuner à la même heure. C’est mieux ainsi. Je m’assieds à mon bureau et attrape le deuxième et le troisième fax de vendredi que j’expédie en moins d’une heure. J’inscris mon temps de travail pour ce matin sur ma feuille d’heure puis je retourne sur le fax de Neil Allard. Comme je l’espérais, cela ne me prend pas trop de temps. Je pense aussi à mentionner dans ma réponse que je me rends à Funchal, où, même si je ne lui dis pas, je pense qu’il sera avec certitude. Je prends aussi note du temps passé au nom de Neil pour l’ajouter à d’autres tâches déjà effectuées pour le même client. Comme je n’ai rien de plus urgent à traiter, j’en profite pour passer en revue le courrier que Gabriela m’a apporté ce matin. Une notification de l’Ordre des Avocats, accompagnée d’un énorme prospectus, imprimé en couleurs et avec de nombreuses photographies, pour un séminaire qui me paraît aussi cher qu’ennuyant, sur un sujet dont je n’ai jamais entendu parler. Je crois que ça ne m’intéresse pas et place donc la lettre et le prospectus dans le classeur tubulaire qui se trouve au sol à ma droite. Deux avis du tribunal avec des convocations aux audiences de deux procès en cours. Une carte postale de ma cousine Filipa qui est en Australie afin de conclure son diplôme en Biologie Maritime et qui est partie en vacances en Tasmanie ; ça a l’air intéressant, peut-être qu’un jour j’irai y faire un tour. Deux relevés de compte de cartes de crédit, à zéro. Je me demande pourquoi se donnent-ils encore la peine de les envoyer. Une enveloppe C5 grisâtre en provenance de Suisse et adressée à Herr Dr. Nebuloni. Qui est-ce que je connais en Suisse qui pourrait m’envoyer une si grosse enveloppe ? Un certain G. Beauchamp à en juger le nom de l’expéditeur, mais cela ne me dit absolument rien.

J’ouvre l’enveloppe et en sors un paquet de feuilles pliées en deux. Je les déplie et vois que ce sont principalement des photocopies de documents. La majeure partie sont rédigés dans des langues que je ne connais pas, bien qu’une semble être du russe ou quelque chose comme ça, et trois autres étant pour sûr en portugais. Deux actes de naissance, un datant de 1999 et un autre de 2001, de deux enfants, une fille qui s’appelle Olga et un garçon sans prénom sur l’acte et enregistré avec le nom de sa mère ainsi qu’un numéro de série Vanbane10D2001, dont la venue au monde a eu lieu à Luanda, à l’Hôpital Particular. La troisième photocopie en portugais est ce qui me semble être en premier lieu une étiquette de bagage, mais je me rends vite compte qu’il s’agit d’un bracelet d’identification hospitalière de nouveau-né à en juger par la taille. Il y a imprimé dessus « Hôpital Privée de Belém » en majuscules et le nom « Arantes (Walmisson) » qui parait être écrit au stylo. En bas il y a encore une date, « 15.Jan.02 » ainsi qu’une série de numéros et de lettres « SxMClOKDlv:0203 ». Avec un nom pareil, ce Belém doit, c’est certain, se trouver au Brésil. Mais pourquoi m’envoie-t-on cela ? Et pourquoi les photocopies sont-elles froissées et sales. Il s’agit de quelque chose de rouge, de l’eau rouillée ? Il ne pouvait pas en tirer d’autres… ? Je pose les feuilles et prends la lettre qui l’accompagne.



« Sehr Geherte Ric, » … Une partie du mystère est résolue au moins. La lettre est adressée à mon père ; mais qui en l’appelant Ric, ne saurait pas encore qu’il est décédé ? Je pensais avoir prévenu tout le monde. Est-ce une vieille lettre ? Non, elle est datée de mercredi dernier. Avec attention, je tente de déchiffrer l’écriture minuscule de ce fameux Gerhard Beauchamp, qui a l’air d’avoir écrit sa lettre à l’encre et avec une plume de canard dont la pointe était mal taillée. « Je te demande pardon pour cette longue absence, mais comme tu le sais déjà si Lentz t’a croisé avant de retourner au Brésil, j’ai été à l’hôpital tout ce temps-là. Celui qui a essayé de me mettre hors service, qui que ce soit, n’a pas été totalement incompétent. Je ne me rappelle plus de rien. D’après ce qu’on m’a dit, je suis resté dans le coma pendant près d’un mois et suis occasionnellement conscient depuis. Il n’y a que depuis trois semaines que je suis complètement réveillé et que je me rappelle où j’avais caché les photocopies que je t’envoie ci-jointes. Elles sont un peu froissées et sales (c’est mon sang) mais je ne voulais pas en faire des nouvelles puisque ça aurait rendu les documents incompréhensibles. J’espère qu’elles peuvent encore servir à quelque chose. Téléphone-moi si tu as besoin car ton numéro n’est plus attribué. À bientôt. Ton Ger. »

Mais quelle lettre bizarre. Je regarde à nouveau les photocopies et je vois qu’elles ont toutes plus ou moins l’air d’être des documents officiels, aucune d’entre elles n’a plus de cinq ans à en juger par ce qui ressemble à des dates. Ce sont vraisemblablement des actes de naissance, peut-être que ceux des enfants angolais ont servi d’exemple. Je n’ai pas la moindre idée de ce que mon père aurait pu avoir à faire avec des histoires comme celle-ci. Et ce n’est cependant pas aujourd’hui que je vais en savoir plus, la lettre ne donne aucun numéro de téléphone et j’ai encore beaucoup trop à faire pour perdre du temps à demander à la PT qu’il me donne le numéro correspondant à l’adresse. Demain, peut-être.

Je me lance sur la pile d’affaires que je dois traiter, lorsque je vois une brochure du séminaire à Funchal que Gomez m’a laissé sur le bureau sans que je ne m’en rende compte. Cela me rappelle que je dois en parler à Gabriela, par téléphone je lui demande qu’elle réserve deux places dans un vol pour demain après-midi, une chambre avec deux lits et vue sur la baie à un étage supérieur du Pearl Bay. L’hôtel est un peu loin du lieu du séminaire, mais de ce que je me rappelle de ma dernière visite là-bas, il sera très bien pour Becca.

Je reviens aux dossiers en cours, et j’expédie en deux temps trois mouvements trois choses que j’avais laissé en suspens il y a quelques jours, peut-être à la recherche du bon moment. Je passe en revue le reste des choses à faire et relis le fax suisse avec cette fois un peu plus d’attention. Il provient d’un certain Guido Creutzer, avocat, qui dit à mon père qu’il a reçu un paquet qui lui était destiné provenant d’un homme nommé Konrad Lentz, décédé. Il demande à mon père de le contacter afin de convenir des détails d’envoi. Deux courriers pour mon père dans la même journée, et tous deux provenant de Suisse. Ma mémoire m’envoie un signal et je reprends la lettre de Beauchamp. Elle aussi parle d’un Lentz, serait-ce le même ? Subitement, je me rappelle des noms que j’ai entendu ce matin sur Euronews. Quinze heures vingt-neuf, il doit y avoir un bulletin d’informations à quinze heures trente et peut-être qu’ils vont reparler de cette affaire

Je me lève d’un coup et cours dans le bureau de Gabriela qui est en train de taper quelque chose à l’ordinateur avec ses écouteurs. Je ferme la porte et allume la télévision avant qu’elle ne puisse me demander ce que je fais. Elle me regarde avec incompréhension.

Je lui fais signe qu’il n’y a rien et retourne devant le téléviseur. C’est bientôt la fin du bulletin et ils reparlent enfin des deux corps mutilés retrouvés il y a une semaine à Manaus et qui ont pu être identifiés hier, Elisa Ferrara, médecin italienne, et un certain Konrad Lentz, journaliste suisse. Une coïncidence de plus, il doit s’agir du même homme que Beauchamp et mon père connaissaient. Mais comment et d’où ? Et qui est ce Beauchamp ? J’éteins la télévision et sors du bureau de Gabriela sans rien lui dire.

De retour à mon bureau, je prends le fax et marque le numéro de téléphone qui y est imprimé. Le téléphone sonne pendant quelques temps avant que quelqu’un ne réponde.

В« Creutzer-Scheider advokat firma, GrГјezi. В»

« Grüezi, mon nom est Carl Nebuloni, je suis avocat et j’ai été contacté par Maître Guido Creutzer, avec qui j’aimerais m’entretenir. »

« Eh bien, Maître Nebuloni ; je crains que Maître Creutzer ne soit pas là ni aujourd’hui ni demain. Est-ce que cela vous dérangerait de rappeler mercredi, ou bien voulez-vous que je lui dise de vous recontacter ? » Je lui dis que j’essayerai de rappeler mais lui donne mon numéro afin que si je ne suis pas là, il puisse parler à Gabriela.

Qui, d’ailleurs, vient juste de rentrer dans mon bureau d’un air déterminé. « Voici les confirmations de tes billets et de ta réservation d’hôtel. Sur ce post-it vert tu as les codes de réservation ; va directement au check-in avec ça, les billets sont électroniques. Sur le post-it jaune il y a le numéro de téléphone de l’hôtel et le nom de l’employé avec qui j’ai parlé, si jamais tu as un problème. »

Je prends les deux bouts de papier autocollants qu’elle me donne et les colle sur la page de demain sur mon agenda. « Demain matin tu viens ou tu veux que j’annule ce que tu avais prévu ? » Je regarde mon agenda et vois que je n’ai qu’une réunion avec les stagiaires les plus expérimentés pour savoir combien d’entre eux souhaiteraient rester avec nous et combien ont déjà d’autres plans. Je lui dis de la décaler à la semaine prochaine et de ne pas oublier de prévenir Meirelles qui est le responsable des stages. Elle me fait une grimace comme pour me dire « tu penses vraiment que je pourrais oublier de prévenir Meirelles », mais prend note.

« Non, je pense que je ne vais pas venir. L’avion est à treize heures c’est ça ? Cela me laisse le temps de m’organiser à la maison. Tu penses qu’ils vont réussir à survire ces quelques jours sans moi ? » lui demandé-je d’un air très sérieux.

« Humm, je ne sais pas Chef. Je pense qu’il y a au moins deux stagiaires à qui vous allez manquer… ». Elle me fait un clin d’œil et nous nous mettons à rire. Je n’ai de contact avec absolument aucune des stagiaires et Gabriela le sait bien. De plus, elle a entendu dire qu’elles me trouvaient trop jeune à leur goût. Mais c’est mieux ainsi, fréquenter des avocates ne m’a attiré que des ennuis.

« Je venais aussi pour te dire que le Colonel Martins est arrivé, je peux le laisser entrer ? » Le Colonel Martins, je l’avais complétement oublié ! Je dis à Gabriela de me laisser, que je vais le chercher dans la salle d’attente. Le Colonel Cunha Martins est un vieillard de presque quatre-vingt-dix ans et qui était déjà notre client à l’époque de mon oncle-grand-père. C’est vraiment quelqu’un de bien et il adore passer au cabinet quand il se promène dans les alentours, alors que la plupart des choses qu’il me demande peuvent être dites ou expliquées par téléphone.

Il prévoit tous les rendez-vous au moins quinze jours avant et planifie tout au moindre détail. Heureusement aussi c’est assez vite expédié, et ça ne dure pas longtemps. Aujourd’hui il est venu me demander de l’aide sur des inventaires pour une altération de testament.

Il m’apporte une feuille A4 manuscrite dans laquelle il explique clairement ce qu’il souhaite mais finit par tout me dire de vive voix. Il me demande des nouvelles de Becca et si tout se passe bien, il me serre ensuite très fort la main et me donne une tape sur l’épaule et sort aussi rapidement qu’il est entré. Au final ça n’a pas duré plus de vingt minutes. Avec son âge et sa vitesse, il doit sûrement représenter le patient parfait de tout gérontologue.

Je remarque qu’il est déjà seize heures vingt, je commence donc à ranger mes affaires pour m’en aller, Becca m’attend pour dix-sept heures et je n’aime pas la décevoir. C’est vrai qu’elle ne sait pas encore lire l’heure mais il y a d’autres manières de savoir si je suis en retard ou pas. Elle voit, par exemple, quels enfants sont déjà partis et ceux qui sont encore là et en faisant une moyenne avec les jours où elle part à l’heure... Ils sont plus difficiles à duper que l’on ne le pense. Dans une impulsion, je mets la lettre de Beauchamp et le fax de Creutzer dans ma sacoche, je ne sais pas bien pourquoi et je prends également l’agenda électronique de mon père et les blocs-notes qu’il gardait dans le double fond du tiroir – des choses vues et revues, mais on ne sait jamais ce qui peut s’y trouver quand on les analyse d’un autre œil.

Je mets mon manteau, toque Г  la porte de Gabriela pour lui dire au revoir et lui demander si elle veut que je lui ramГЁne quelque chose de Funchal, elle me rГ©pond que non et me souhaite un bon voyage.

J’allais sortir lorsque je me souviens de quelque chose, je reviens en arrière et lui dis de ne dire à personne, même sous la torture, où nous allons séjourner. J’esquive la gomme qu’elle me lance et me dirige en courant vers la sortie pour éviter le qualificatif de « patron inhumain qui ne mérite pas sa secrétaire » qui me poursuit.

Le métro n’est pas encore tout à fait plein lorsque je le prends Avenue de la République avant dix-sept heures moins dix, ce qui me laisse le temps de me balader jusqu’à Sancho Pança afin d’observer les filles qui passent. C’est un sport qui apporte beaucoup plus de plaisir en été, comme on pourrait dire, mais un homme dans ma situation doit profiter des opportunités quand elles se présentent. Je n’échangerais contre rien au monde le fait de m’occuper de Becca, mais il est vrai que l’avoir à ma charge a complètement effacé ma vie amoureuse – pour ne pas dire ma vie sexuelle qui est en hibernation. Enfin, par effacer, entendez par là qu’Isabel m’a quitté. Mais ce n’est toutefois pas plus mal. Il vaut mieux qu’elle soit partie plutôt que restée tout en nous rendant la vie difficile à moi ainsi qu’à la petite.

Mais ce n’est pas seulement à cela que je fais référence : être père célibataire est vraiment compliqué. Comment puis-je sortir le soir ? Laisser Becca à une baby-sitter ? Ce devra être quelqu’un de très spécial pour qu’elle l’accepte et je ne serais pas tranquille. De plus, si s’agissait de une mauvais nuit, je ne suis pas sûr qu’une baby-sitter puisse la consoler. On verra bien si Lotta vient passer les vacances de Noël ici. Mais je ne pense pas, elle doit préférer les passer avec Jasper à Copenhague.

Je ne sais pas pourquoi je suis en train de me lamenter, cette phase de cauchemars pour laquelle elle mérite énormément d’attention ne peut pas durer éternellement, et dès qu’elle ira mieux et qu’elle aura grandi un peu plus, je pourrai trouver quelqu’un pour s’occuper d’elle pendant quelques heures afin que je puisse avoir de nouveau une vie sociale. Je dois me trouver des nouveaux amis, car la majorité de ceux que j’avais avant l’accident se sont au fur et à mesure éloignés. Enfin, je ne leur jette pas la pierre, mais je n’ai pas vraiment apprécié ce genre d’attitude.

Je suis déjà presque à la porte de la crèche et rien. Il y a des jours où l’on ne peut pas se rincer l’œil. Je me rends la salle du fond où elle doit être en train de terminer son goûter et je suis reçu par une course accélérée, câliné par des bras puis par des mains pleines de miettes et enduites de beurre criant « Kalle, Kalle ! ». Immédiatement, j’oublie que je n’ai pas de vie sociale ou amoureuse et que je ne suis plus allé au cinéma, à un concert ou à une exposition depuis que mes parents sont morts. L’écouter et la voir heureuse, quand on se retrouve chaque jour après le travail, me suffit à être de bonne humeur pour quelques temps. Je lui demande si sa journée s’est bien passée et elle me répond que oui. Nous disons au revoir à ses amis pour aller à la salle de bains afin qu’elle se lave les mains et le visage avant de mettre son écharpe et son manteau, car, même s’il ne pleut pas, le ciel s’obscurcit et c’est une fin d’après-midi désagréable avec beaucoup de vent.

Je m’apprête à sortir mais je retourne dire à Ana que Becca ne va pas revenir avant lundi et reçois alors le deuxième regard chaleureux du jour. C’est agréable car elle est assez jolie mais si jamais cela se passait mal, ce serait Becca qui en souffrirait le plus.

Le voyage du retour en métro s’est déroulé sans incident, malgré le fait d’avoir pris la chaise pliante avec nous et que le métro soit, comme d’habitude à dix-sept heures, bondé.

Arrivés à Marqûes, je lui demande si elle veut aller voir les illuminations et manger une glace, comme elle m’a demandé ce matin, mais elle me dit non de la tête et nous changeons ainsi de rame en direction du Colombo. Nous y arrivons sans difficultés et montons lentement les marches – avec la petite chaise dans la main je ne peux pas du tout la prendre dans mes bras – puis rentrons dans la voiture et nous montons en route vers la maison.

J’ouvre la porte d’entrée à dix-huit heures quinze. On ne peut pas dire que nous avons fait un voyage éclair, en considérant que nous ne sommes même pas sortis de ce qu’on peut considérer le centre-ville.

Je commence à préparer le dîner auquel j’ai pensé tout le long du chemin depuis la crèche. C’est compliqué de cuisiner pour des enfants, ils aiment une chose aussi vite qu’ils ne l’aiment plus. Mais aujourd’hui j’ai une panne d’inspiration culinaire (comme si un jour j’avais été très inspiré …). Je ne cherche alors pas plus loin que des poissons panés avec une purée de pommes de terre, un œuf poché et des rondelles de tomate, que des choses qu’elle aime – ou du moins que d’habitude elle aime. J’accompagne cela avec un verre de lait froid, encore un favori, et pour terminer une banane, qu’elle mange tel un petit singe.

À dix-huit heures trente, nous sommes assis à table et je commence à lui parler du voyage. Au début, elle aime beaucoup l’idée, mais après lorsqu’elle se rend compte qu’elle ne va pas voir ses amis, elle ne sait plus si elle doit être contente ou pas. Finalement, elle arrive à la conclusion que prendre l’avion est plus amusant que d’aller à la crèche et l’excitation s’empare d’elle. Je n’aurais peut-être pas dû lui dire, ça va être difficile de la mettre au lit maintenant…

« Kalle, kan ja’sitta på fonste’et? » Me demande-t-elle en me suppliant, comme toutes les fois où nous prenons l’avion. « Javisst, bien sûr, bebé, mais pourquoi ? ». Je lui réponds cela en sachant très bien ce qu’elle veut. Elle me fait une tête qui laisse entendre qu’elle ne comprend pas comment je peux être adulte et ne pas comprendre pourquoi elle souhaite être assise côté hublot. « Et bien c’est pour voir les z’autres z’avions et les petits canards quand ils passent dans le ciel à côté de nous, så kla’t ! » Mais voyons, comment ne puis-je pas comprendre immédiatement que c’est pour cela que les gens s’asseyent côté hublot dans les avions ? Nous continuons dans une discussion qui est un mélange de trois langues, notre tradition jusqu’à environ dix-neuf heures trente, moment à laquelle elle commence à bailler. Cependant, aujourd’hui elle décide qu’elle veut regarder Pippi. Nous allons tout d’abord à la salle de bains pour qu’elle se lave les mains et se brosse les dents et la laisse ensuite me poursuivre dans une course folle jusqu’au salon, entre rires et cris « Non ! Pas de chatouilles ! ». Je mets le DVD dans l’appareil et allume la télévision, m’assieds dans le fauteuil et, comme prévu, au bout de 15 minutes elle dort déjà profondément.

Je la prends dans mes bras et l’emmène jusqu’à sa chambre et lui enfile le pyjama tout délicatement sans faire de bruit. Je la couvre avec la couette car la nuit est humide et sors sur la pointe des pieds en laissant la lampe de chevet au cas où elle se réveille.

Je range la cuisine, mets la vaisselle dans le lave-vaisselle et prépare les vêtements pour les valises, que je ferai demain. Je m’assieds ensuite devant la télévision afin de regarder les informations de vingt-et-une heures trente sur Euronews. Ils mentionnent à nouveau les noms de Lentz et de Ferrara, mais précisent cette fois-ci que les deux victimes étaient au service d’une l’institution de l’Union Européenne qui s’occupe de la protection de l’enfance (IEPE) et qu’ils s’étaient rendus au Brésil afin d’enquêter sur des cas d’adoptions illégales de la part de citoyens de l’UE, accompagnés de plaintes pour ventes et enlèvements d’enfants.

On ne peut pas dire qu’ils entrent trop dans les détails, mais à vrai dire ce n’est pas non plus une chaîne spécialisée dans de telles choses. Demain je vais essayer de voir si je peux me procurer un journal qui pourrait m’en dire plus sur cette histoire à l’aéroport. Peut-être que l’un d’entre eux aura préparé un traitement un peu plus approfondi sur la mort de ces deux personnes, en comparaison à celui d’Euronews.

À la fin des informations, je prends ma sacoche et vais dans le bureau afin de faire des photocopies de la lettre, des annexes et du fax, j’ouvre le coffre où mes parents laissaient leurs papiers importants et y glisse les originaux. Si les personnes assassinées menaient une enquête sur des cas d’adoptions illégales et sur des enlèvements d’enfants au Brésil, le plus probable est que le bracelet d’identification et les documents qui semblent être des actes de naissance se réfèrent également à des enfants adoptés illégalement ou enlevés dans d’autres pays. Ne pouvant pas lire les autres, je me replonge dans les actes de naissances angolais. Je remarque une chose dont je ne m’étais pas aperçu avant, en dessous du nom de la mère, sur l’espace destiné à la profession, il y a, dans les deux cas, un trait fait au stylo. Et, encore dans les deux cas, sur l’espace destiné à l’identification du père, un trait également fait au stylo.

Peut-être que cela ne veut rien dire, mais c’est tout de même étrange que quelqu’un paye un hôpital particulier, en supposant que le nom corresponde bien à la personne, mais ne déclare pas la profession de la mère ni le nom ou la profession du père, n’y laissant que le nom de la mère. Peut-être qu’il s’agissait d’une grossesse non-désirée qui n’a pas pu être interrompue pour une bonne raison. Mais dans ce cas, il aurait mieux valu tout cacher. Plus j’y pense et plus cela me paraît étrange. Et une fois de plus je me demande ce que mon père avait à voir avec cela.

Je ne lui connaissais pas de clients angolais et moins de brésiliens. Au bureau, il n’y a que Gomez qui a des contacts avec le Brésil, où il peut exercer et donc y passer parfois du temps, mais que je sache il n’a aucune affaire en cours liée à des adoptions, et ce n’est même pas le type de sujet qu’il traite. Je lui demanderai lundi s’il sait quelque chose à propos de cet Hôpital Privé. Belém comme nom de lieu ne m’est pas étranger, où cela se trouve-t-il ? Je prends une carte et je vois ce nom au nord du pays. Bien sûr ! C’est la capitale de l’État du Pará, elle se situe à l’embouchure du fleuve du même nom. Ce n’est pas une petite ville, lors des deux derniers recensements elle apparaît avec près de 190 mille habitants. Mais même ainsi elle ne doit pas avoir beaucoup d’hôpitaux privés, et si la loi est similaire à la loi portugaise, il ne pourra y en avoir qu’un avec ce nom. Tant de choses à découvrir. Cependant, pour ne pas perdre de temps et parce que je trouve tout cela très curieux, j’écris une lettre à Beauchamp, dans laquelle, sans plus de détails, je lui demande qu’il me contacte d’urgence au bureau et lui donne mon numéro direct. Demain, je la posterai dans la boite aux lettres de l’aéroport. Avant d’aller me coucher, je commande par téléphone un taxi pour onze heures du matin.


TROIS



Ma journée commence à l’heure habituelle avec les exercices qui font partie de ma routine matinale depuis déjà quelques mois. Je n’arrive pas à me concentrer, je pense sans cesse à l’histoire de Lentz et de Ferrara et à cause de cela je n’arrive pas à finir avant sept heures. Je dois recommencer plusieurs fois du début car je ne me rappelle pas du nombre où j’en suis, une pénitence qui a pour objectif d’améliorer ma mémoire et ma concentration, mais qui ne me sert vraiment à rien aujourd’hui.

Je laisse Becca dormir car, même si elle n’a pas passé une mauvaise nuit, c’est toujours du repos de gagné. Je prends mon petit-déjeuner et fais nos deux valises. Enfin, je mets mes affaires dans la valise et laisse les siennes sur le lit afin qu’elle les approuve (ou pas). Au milieu de sa chambre, je dispose sa petite valise à roulettes du Petit Spirou afin qu’elle puisse apporter quelques jouets et des poupées pour passer le temps là-bas.

Je décide d’aller prendre ma douche avant de réveiller Becca et quand j’entre dans la salle de bains et que je vois mon reflet dans le miroir je choisis de raser ma barbe. Je me mouille le visage avec de l’eau chaude, je me masse avec une crème à base d’huile d’eucalyptus, je mets de la crème au menthol, germe de blé et lanoline dans un bol en porcelaine et je fais mousser à l’aide d’une brosse en vison.

J’attends quelques minutes pour bien laisser la crème pénétrer dans ma peau et me couvre ensuite le visage de mousse. J’attends à nouveau quelques minutes de plus avant de me raser et répète ensuite l’application de la crème d’huile d’eucalyptus avant de me masser le visage avec de la Floïd – une lotion après-rasage que mon grand-père m’envoie de Madrid avec une régularité sans nom, alors que je lui ai déjà dit des centaines de fois que je pouvais l’acheter ici aux grand-magasins du Corte Inglés. Cela pourrait sembler n’être qu’une coquetterie dans ma routine, mais s’il m’était impossible il-y-a quelques années de me raser sans que cela m’irritait la peau, maintenant je peux le faire, selon les envies, deux fois par jour sans problème.

J’expédie la douche en cinq minutes, je me sèche et vais m’habiller dans ma chambre. La météo à Madère est plus chaude et plus humide qu’à Lisbonne, je me décide ainsi à porter un costume deux pièces printanier en lin de Tasmanie marron clair, je mets des sous-vêtements beiges, des chaussettes ocres et une chemise dans les tons de jaune en coton à carreaux avec des boutons au col et aux surpiqures jaune foncé. La cravate est en soie épaisse vert foncé avec des dessins géométriques ocres assortis aux couleurs de la chemise et du costume. Je mets des chaussures marron clair à lacets, mais je remarque qu’elles ont besoin d’être cirées. Je vais alors dans le cellier chercher le pot de cirage. Rapidement et avec attention, pour ne pas me tacher, je cire les chaussures, leur redonnant brillance et éclat, puis les enfile à nouveau. Je retourne dans la salle de bains pour me laver les mains et j’analyse alors mon reflet dans le grand miroir et satisfait du résultat, je vais réveiller Becca.

Je ne mets pas longtemps à la réveiller car elle se rappelle qu’aujourd’hui nous prenons l’avion. Elle commence à sauter sur le lit et je dois lui dire d’arrêter. Je l’emmène ensuite dans la salle de bains, elle prend sa douche, je la laisse toute seule, faire comme elle le souhaite – ça n’est pas un travail très bien fait et cela dure la plupart du temps plus qu’il ne faudrait, mais elle se sent grande alors je la laisse faire.

Je la prends dans mes bras pour l’emmener dans le salon et lui sers son petit-déjeuner accompagné de tonnes et de tonnes de questions sur l’avion et sur Madère. Nous allons ensuite dans sa chambre pour choisir les vêtements qu’elle va mettre. Étrangement aujourd’hui ça n’a pris que très peu de temps – cela doit être dû à l’excitation du voyage inattendu – de plus, elle n’a pas critiqué ce que j’avais mis de côté pour elle. Pendant qu’elle reste dans sa chambre pour choisir les jouets qu’elle va prendre, je vais finir la valise que je dispose ensuite à côté de la porte d’entrée. Je vais pour mettre mon téléphone professionnel dans ma sacoche, mais je me dis qu’il est mieux de prendre mon téléphone personnel et de laisser celui du bureau à la maison.

Il reste encore une heure avant l’arrivée du taxi, nous avons donc le temps de nous asseoir et de lire un livre de contes de fées. Parmi les nombreuses questions, la plupart n’ayant aucun rapport avec l’histoire, j’arrive presque à lire Cendrillon en entier avant que l’on ne frappe à la porte.

La course en direction de l’aéroport est, comme je m’y attendais, une longue marche au milieu des flux de circulation de l’heure du déjeuner. Un accident entre trois voitures à côté de la station-service Repsol, avec des ambulances et une voiture de police également arrêtées au milieu de la Segunda Circular, n’aide en rien à ce que nous allions plus vite.

Au bout de quarante minutes, nous pouvons enfin sortir la valise du coffre de la Mercedes pour la mettre sur un charriot qu’un autre voyageur me donne directement. Je paye le taxi en lui laissant un pourboire et lui demande un reçu, j’assieds Becca sur la valise et nous partons en direction du check-in.

« Neboloni, vous me dites monsieur ? Il me semble ne voir aucune réservation à ce nom. Avez-vous le code ? » Je lui montre le post-it vert de Gabriela et j’attends qu’elle nous trouve sur son écran. Au bout de quelques minutes elle finit par nous trouver « Ah, Nebuloni... », s’exclame-t-elle finalement en accentuant sur le « u », malgré le fait de lui avoir épeler mon nom à deux reprises. Elle étiquette la valise et nous donne les deux cartes d’embarquement. « Porte sept à 12h40. Bon voyage. » Je donne la main à Becca et nous allons jusqu’à une boite aux lettres y déposer le courrier pour Beauchamp. Nous passons ensuite le contrôle de sécurité et nous promenons dans les boutiques jusqu’à l’horaire d’embarquement.

Les bras pleins de jouets et de peluches, on m’a demandé ma carte d’identité trois fois et la carte d’embarquement presque autant. Comme si j’avais changé d’identité avec quelqu’un qui serait discrètement arrivé en parachute dans l’aéroport entre deux contrôles, nous nous asseyons au premier rang alors que l’avion était sur le point de partir sans nous. Becca a le sourire jusqu’aux oreilles. Je me demande pendant quelques minutes comment a-t-elle pu me convaincre de lui acheter autant de choses. Et avec tout cela j’ai oublié de m’acheter le journal ! Heureusement dans le vol il y a de nombreux étrangers et j’arrive à avoir en plus du Diário de Notícias et du International Herald Tribune, Le Monde et le Corriere della Sera, que je me prépare à lire après avoir mangé la moitié de mon déjeuner et avoir aidé Becca à manger le sien.

Le Tribune et le DN d’aujourd’hui ont dédié une partie de leurs unes à la décision du gouvernement mozambicain d’ajouter l’anglais au portugais comme langue officiel du pays, prétextant des liens commerciaux et une participation à la communauté britannique. Je n’y trouve qu’un petit article de Reuters à propos de l’affaire du Brésil, semblable au bulletin d’Euronews, court et factuel.

Le Monde écrit également sur le Mozambique, spécule sur une éventuelle indépendance des Açores et un futur rapprochement de l’archipel avec les États-Unis mais ne mentionne rien sur le Brésil.

Il n’y a que le Corriere qui aborde cette affaire avec plus de détails. Avec un court paragraphe en une, qui renvoie à l’intérieur du journal, il lui est dédié une demi-page dans la rubrique internationale entre une analyse sur la situation en Irak et l’interview d’un avocat luso-américain, président du mouvement pour l’indépendance des Açores, dont le siège est situé à Washington.

Après une analyse biographique du Docteur Ferrara et du travail accompli par l’IEPE, le Corriere poursuit en disant qu’elle « s’était rendue au Brésil et plus précisément dans l’État de l’Amazonie pour enquêter conjointement avec l’Institut de Protection de l’Enfance du gouvernement fédéral brésilien sur des allégations d’adoptions illégales, d’enlèvements et de ventes d’enfants dans lesquelles seraient prétendument impliqués des citoyens de l’Union Européenne. N’ayant encore aucun indice sur l’implication effective de citoyens de l’UE, la présence du Docteur Ferrara au Brésil ainsi que sa participation à l’enquête ne se vérifient que dans le cadre de la collaboration existante entre les deux organisations de protection des mineurs et ne revêtent aucune fonction officielle. » Et un peu plus loin : « La nouvelle de ce trafic inhumain a été pour la première fois mentionnée par Konrad Lentz dans un journal suisse, ZüricherZeitung, qui couvrait également l’enquête à la demande du Docteur Ferrara, avec qui il avait déjà travaillé auparavant sur la tristement célèbre enquête des réseaux pédophiles, déjà rapporté dans ce journal il y a quelques années (...). Les corps horriblement mutilés des deux enquêteurs ainsi que celui du Docteur Marcelo Kabanishi, du Cabinet de la Protection de l’Enfance de l’État d’Amazonie, qui les accompagnait ont été retrouvés dans une décharge au nord-est de Manaus.

L’examen des cadavres a constaté qu’ils ont été sauvagement attaqués par des chiens et ensuite déchiquetés à coup de machette, de manière bestiale et cruelle, rendant difficile leur identification. Aucun document n’a été retrouvé sur les cadavres ni aux alentours de l’endroit où ils gisaient. Les seuls indices servant à leur découverte étant la déclaration de disparition faite par la femme du Docteur Kabanishi, ainsi que la comparaison des dents avec les dossiers dentaires de ce dernier, qui a permis son identification et par extension celle des deux autres enquêteurs. (...) Cependant, la police ne pense pas que ce crime horrible soit en rapport avec l’enquête en cours sur les adoptions illégales, puisque que l’on a retrouvé des restes d’héroïne dans les vêtements des deux européens.

Selon un porte-parole de la police, nous faisons face à un cas classique de « règlement de compte », ou peut-être à la découverte malheureuse de la part des enquêteurs d’une bande de trafiquants en pleine activité (la zone la plus au nord-est du Brésil est traversée par des routes de passages entre les diverses zones de cultures de drogues de la Colombie, du Pérou et de la Bolivie et est donc difficilement surveillée par l’armée), étant donné que dans tous les cas, le résultat aurait été le même. Aucune enquête spéciale n’est actuellement en cours, à part bien sûr l’enquête habituelle pour homicide. (...) »

Drogues ? Trafiquants ? Je ne m’appelle par Sherlock, mais s’il y a une chose qui me paraît avoir été rajoutée, c’est l’héroïne qui a soi-disant été retrouvée sur les vêtements. Enfin, je ne remets pas en cause ce qu’il s’est passé, mais cela me paraîtrait très étrange que cela n’est pas été mis ici exprès. Les restes de drogue trouvés sont extrêmement pratiques pour détourner l’attention et dénigrer le travail réalisé par Ferrara, Lentz, et Kabanishi à Manaus. De plus en plus curieux.

L’avertissement pour attacher les ceintures m’a totalement pris au dépourvu, je n’ai pas vu le temps passer. Becca dort à mes côtés avec la tête appuyé sur un coussin, fatiguée de regarder par le hublot à la recherche de canards et d’avions pour raconter à ses amis une fois de retour. Je vérifie qu’elle a encore sa ceinture attachée et la laisse dormir. L’avion descend de plus en plus en direction de Madère, après être passé au-dessus de Porto Santo qu’on peut observer à notre gauche, et survole l’extrême est de l’île, que le commandant appelle Ponta de São Lourenço.

Il parcourt l’île le long de la côte, passe au-dessus de l’aéroport et fait demi-tour au-dessus de la mer pour venir atterrir dans le sens ouest-est, à nouveau le long de la côte. La vue est impressionnante, à droite de l’avion on voit ce qui semble être un versant continu de montagnes qui sortent pratiquement de la mer, il n’y a pas de plages dignes de ce nom, seulement des criques de galets, dont l’une d’elles est occupée par la petite ville de Santa Cruz, où l’on peut voir des maisons, un grand nombre de maisons, de toutes les tailles et de différents modèles et toutes très rapprochées les unes des autres, au milieu d’une mer de vert que n’en finit plus.

Si l’on ne se trouvait pas dans un avion, on pourrait presque penser que l’on parcourt une autoroute élevée dans un pays montagneux, tellement nous volons si près de l’île. Becca se réveille avec la trépidation d’approche à la piste d’atterrissage et me donne la main.

L’avion se balance d’une aile à l’autre tandis que le pilote cherche la meilleure approche entre les vents contraires qu’il doit affronter. Finalement, il se dirige sur la piste, tape sur le goudron tout en douceur, et inverse immédiatement les réacteurs, ce qui provoque un bruit assourdissant et entraîne une bruyante salve d’applaudissements de la part des passagers habituels.

En un peu moins de vingt minutes, nous récupérons les valises et nous retrouvons au début d’une énorme file de taxis jaune canari aux liserés bleus, au milieu d’une journée ensoleillée, avec un ciel bleu et une température assez agréable. Nous montons ainsi dans le premier taxi, une combi Renault Laguna, où le chauffeur commence immédiatement à nous parler en allemand, en disant que personne ne connait aussi bien l’île que lui et que prévoir une excursion dans son taxi est mieux que de prendre un autobus. Je l’interromps pour lui dire où nous voulons aller, évidement je lui parle en portugais, ce qui le laisse stupéfait.

« Veuillez m’excuser, je ne pensais pas que vous étiez portugais. Vous ne ressemblez pas à un portugais. » Me dit-il avec un accent de Madère très prononcé. Ce n’est pas grave, lui dis-je sans le corriger. Cependant, je n’ai jamais pensé ressembler à un allemand non plus. « Alors, vous venez passer des vacances ? Vous allez jouer au golf ? Vous allez avoir beau temps. Si vous avez besoin de vous déplacer quelque part, téléphonez-moi, je m’appelle Marco, voici mon numéro de portable. »

L’homme insiste, mais il est vrai qu’au vu de la file d’attente à l’aéroport, plus tu gardes des clients, plus tu gagnes de l’argent. Je garde sa carte et promets de lui téléphoner si je souhaite faire une excursion, mais que je n’aurai probablement pas le temps. « Ah, vous êtes ici pour le travail, pour le séminaire, c’est bien ça ? Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont arrivées, et je n’ai fait que ça, quatre transferts, deux au casino et deux au Reid’s. » Il continue à parler du grand nombre de participants au séminaire, mais comme je ne semble pas intéressé, et je ne le suis vraiment pas, il finit par se taire et me laisse apprécier le paysage. Becca est assise à côté de moi, toute silencieuse, avec la ceinture de sécurité bouclée et le regard perdu sur un point quelconque à droite de la voiture. « Qu’est-ce que tu regardes Becca ? » Je lui parle doucement en portugais, peut-être que ce malheureux parle suédois et va vouloir commencer une nouvelle conversation. « Rien, je regarde juste les maisons et les les a’b’es. Tu penses qu’elles pou’aient tomber en bas de la montagne ? » Je lui réponds que non, qu’elles sont en sécurité, mais je comprends sa crainte, il y a des maisons qui semblent véritablement pendues au versant.

En vingt minutes nous arrivons à l’hôtel. Je paye l’homme, lui demande un reçu et lui laisse la monnaie. « Ne m’oubliez pas », me dit-il à nouveau en faisant un signe de la main au concierge de l’hôtel. Nous passons la porte tournante, deux fois, car Becca trouve cela très drôle et nous dirigeons à droite vers la réception. « Guten tag, hërtzlich wilkommen zum Pearl Bay Resort Hotel ! » nous adresse alors une jeune fille très sympathique derrière son comptoir en marbre. Je me suis réveillé avec une tête d’allemand ce matin ou quoi ? « Bonjour, j’ai une réservation au nom de Carl Nebuloni. » Elle rougit alors jusqu’aux oreilles. « Je vous demande pardon, monsieur Nebuloni, je ne savais que vous étiez portugais. Vous me paraissiez allemand. »

L’un n’exclut pas obligatoirement l’autre, j’allais d’abord le lui dire, puis change d’idée et lui rétorque : « Je sais, on me l’a déjà dit aujourd’hui. » Je change de sujet. « Va-t-il faire beau temps aujourd’hui ? » Soulagée de ne pas m’avoir vexée avec son erreur, la jeune fille, dont l’étiquette sur la chemise indique qu’elle s’appelle Micaela, sourit et me dit qu’il va faire très beau, confirmant ainsi le rapport du chauffeur de taxi. Elle nous donne les cartes magnétiques qui servent de clé, nous souhaite un bon séjour et nous dirige vers le groom afin qu’il nous emmène à notre chambre qui se trouve au sixième étage.

Nous le suivons à droite de la réception, en passant à côté de deux passerelles, une basse et l’autre haute puis rentrons dans l’ascenseur pour nous rendre au dernier étage. Le groom nous mène ensuite tout au fond du couloir de droite et nous ouvre la porte de la chambre de gauche, tout cela sans dire un mot. Il pose la valise sur une petite table et nous souhaite un bon séjour, je lui donne un peu de monnaie et il sort en murmurant merci puis disparaît.

La chambre est décorée dans des tons pastel de rose et de vert, du sol au plafond, et possède un mobilier en bois clair qui rehausse la luminosité rentrant par la fenêtre. J’ouvre les portes du balcon avec vue sur la baie de Funchal, comme je l’avais demandé et vais dehors alors que Becca a déjà enlevé ses chaussures, ses chaussettes et son pantalon et est en train de sauter sur le lit. Devant moi, à gauche, se trouve le rocher du Reid’s, l’hôtel le plus célèbre de Madère, avec une longue liste de célébrités y ayant résidées depuis son ouverture, il y a plus de cent ans. Au fond, encore à gauche, je peux admirer la baie de Funchal ainsi qu’une partie de la marina et en continuant au loin, le reste de l’île, jusqu’où elle se courbe vers l’intérieur.

À ma droite, il n’y a que la mer. Telle que je m’en souvenais lorsque j’étais venu ici avec mes parents il y a quelques années. Je m’assieds sur l’un des fauteuils en osier, pose mes pieds sur la balustrade et reste à écouter la mer tandis que Becca s’amuse à lancer les coussins d’un lit à l’autre.

Je reste ainsi pendant une demi-heure et appelle ensuite Gabriela pour lui dire qu’elle peut m’appeler sur mon numéro personnel si elle a besoin de quelque chose.

« Ne t’inquiète pas Chef, tu vas voir, je n’aurai pas besoin de toi. Tout est sous contrôle. Profite bien du séminaire pour te reposer et ces choses-là sont parfois plus utiles que l’on y pense. » Comme d’habitude, elle voit juste, ce qui me fait penser à Gomez, tant qu’il aime bien se reposer, que peut-il bien faire pour ne pas vouloir venir ici. Curieux, je demande à Gabriela.

« Tu as vu PIG aujourd’hui ? » La réponse me laisse abasourdi.

« Non, à ce qu’il parait, il a pris un vol pour Bâle ce matin. Susana m’a dit qu’il a une réunion avec un client, tu ne le savais pas ? » Je lui réponds que non, mais que cela ne me surprend pas, après tout, il n’y a que Gomez qui connaît ses clients, même que, au final, ce soient quand même des clients du cabinet. Je lui dis au revoir et retourne dans la chambre où Becca a presque entièrement défait les deux lits à force de sauter. J’admire son énergie, mais fais semblant de ne pas être content.

« Becca, regarde ce que tu as fait, et maintenant, où va-t-on dormir ? » Elle arrête immédiatement de sauter et me regarde d’un air triste. « Tu dois m’aider à remettre les lits en ordre pour que nous puissions dormir, sinon demain nous allons nous réveiller très fatigués, tu comprends ? » Elle me fait un signe de la tête pour me dire oui. Une fois que cela est dit, elle saute par terre et durant les dix minutes suivantes, m’aide à étendre les draps et à remettre correctement les couvertures sur les lits, jusqu’à qu’ils ressemblent plus ou moins à ce qu’ils étaient quand nous sommes arrivés.

Avec tout ça, il est déjà quatre heures, l’heure du gouter. Je remets ses vêtements à Becca, et nous partons à la recherche d’un endroit pour manger.

En passant à la réception, je demande à Micaela si l’hôtel possède un service de baby-sitter et elle me dit que oui. J’en réserve une à partir de demain et jusqu’à vendredi, afin de s’occuper de Becca lorsque je serai au séminaire. Nous sortons par la droite de l’hôtel, grimpons la pente raide jusqu’à la route et continuons à gauche par la promenade, le long de la route dite Monumentale.

Nous passons devant un restaurant qui devait, auparavant, être la maison de quelqu’un, une autre vieille maison aujourd’hui adaptée en un pub irlandais, un énorme hôtel, encore un restaurant, une agence immobilière, tout cela jusqu’à un croisement de plusieurs rues où à droite il semble y avoir un amas de magasins parmi lesquelles une cafétéria. Nous nous rendons devant mais cela ne me paraît pas être le lieu adéquat, je regarde autour de moi et ne vois rien d’autre qui le soit. Nous retournons donc à l’hôtel pour aller au bar de la piscine, où j’ai vu qu’ils servaient des choses que Becca apprécie.

Quand nous repassons devant la réception Micaela m’appelle pour me dire qu’ils ont déjà contacté une baby-sitter mais que la seule personne disponible est étrangère, qu’elle ne parle pas très bien portugais. Je lui dis que ce n’est pas bien grave tant qu’elle s’entend bien avec Becca, mais lui demande tout de même sa nationalité.

« C’est une jeune fille suédoise qui vit ici avec ses parents. Elle est très gentille. J’espère que votre fille va bien s’entendre avec elle. »

J’essaye de rester sérieux et ne pas rire, mais la coïncidence est vraiment incroyable. Qui pourrait croire que la seule baby-sitter disponible sur Madère est suédoise. Cela va être amusant. Je ne dis rien à Becca pour voir sa réaction lorsque la jeune fille lui parlera suédois.

« Ne vous inquiétez pas Micaela, je suis sûr que cela va très bien se passer » lui dis-je. Même si je n’en suis pas si sûr, ce n’est pas juste parce que quelqu’un parle une langue qu’elle connaît que Becca acceptera cette personne, mais nous ne pourrons découvrir cela que demain.

Nous descendons à la piscine, nous asseyons sur une des tables du bar et je commande alors un jus de pomme et un toast de pain grillé pour Becca et une bouteille d’eau pour moi. Mais lorsque je sens le soleil taper sur mon dos, je change d’idée et rappelle le barman pour prendre une chope de bière. Il n’y a rien de mieux qu’une bière bien fraîche lorsque le soleil chauffe.

La petite boit le jus de pomme et mange le toast en un clin d’œil. Je lui demande si elle veut autre chose. « Oui, mais ze ne veux pas un toast. Ze veux gâteau. » Je commande le seul gâteau qui selon moi pourrait lui plaire, une queijada, mais ce n’est pas le cas. Le second jus de pomme, en revanche, a suivi le même chemin que le premier. Néanmoins, c’est mieux ainsi, qu’elle ne mange pas trop maintenant, sinon elle ne voudra rien dîner. Quand je finis de boire ma bière, un bon moment après que le second jus de pomme ait disparu, je fais un gribouillis sur l’addition, écris notre numéro de chambre et nous sortons à nouveau de l’hôtel, cette fois à droite de la route Monumentale.

Nous nous promenons en direction du centre pendant un petit bout de chemin mais je vois que Becca commence Г  ГЄtre fatiguГ©e, nous prenons donc un taxi.

Nous descendons sur une place dans la vieille ville et faisons un petit tour dans les rues étroites remplies de maisons collées les unes aux autres, comme si l’une s’appuyait sur la suivante et vice versa. Certaines restaurées, d’autres à restaurer, avec des odeurs de peinture et de ciment frais dominant la chaleur tiède de cette fin d’après-midi. Nous trouvons beaucoup de restaurants ainsi que d’auberges rénovées et décorées dans le but de paraître plus anciens et usés, tels que les touristes aiment voir quand ils visitent des sites considérés comme typiques, et, aux étages supérieurs, des logements des gens que y habite, et quelques bureaux.

Nous passons par le marché, qu’à cette heure est fermé, puis traversons une rivière par un pont qui se trouve sur notre chemin. Nous descendons le long de la rive, pour jeter un coup d’œil à une place où trône une statue en hommage à l’autonomie de l’archipel, puis reprenons par un chemin qui longe la baie et continuons à droite. Becca me dit alors qu’elle est fatiguée, nous nous asseyons donc sur un des bancs en bois peints en vert, tournés vers la mer et disposés le long du chemin.

La marée est en train de monter et l’eau arrive déjà près du mur, même si l’on ne voit pas trop encore jusqu’où elle peut aller. Le vent vient du large et apporte avec lui les odeurs de la mer qui rendent cette fin d’après-midi encore plus fraîche et agréable. Autour de nous passent des touristes en promenade et des locaux qui vaquent à leurs occupations, pendant que nous jouons à la sardine.

En manque d’idée, je demande à Becca ce qu’elle aimerait manger. « Hum, je ne sais pas, quelque chose de bon. Peut-être des gâteaux et des jus ? » Pourquoi est-ce que je me donne tout ce mal ? « Mais bébé, ce n’est pas possible, tu ne peux pas manger des gâteaux pour le dîner, tu le sais. Que dirais-tu d’un steak haché avec des frites et de la sauce, beaucoup de sauce ? » Lui suggère-t-elle, subitement illuminée. « Oui ! Et ensuite on pourra aller manger un gâteau, ou non plutôt une glace, une grande glace ? » Je lui réponds que oui, si elle mange tout, en sachant très bien qu’il n’y aura aucun problème à cela. Un peu avant dix-huit heures, nous nous mettons en chemin pour retourner à l’hôtel. Un peu après la marina, remplie de voiliers collés les uns aux autres mais aussi aux pontons, nous trouvons à notre gauche ce qui semble être une grande tente blanche. Je décide d’y entrer, motivé en grande partie par le nom que je vois écrit sur l’enseigne « Maison de la Bière », car là où il y a de la bière, il y a normalement des steaks et des frites et car nos estomacs commencent à se réveiller.

Il n’y a pas grand monde dans la salle. Je demande à l’employé si nous pouvons dîner et quand il me dit oui, nous nous dirigeons vers une des tables près des fenêtres à gauche. Je m’assieds en face de Becca et prends le menu que le serveur a laissé sur la table. Comme toujours quand j’ai faim, je n’arrive pas à me décider, tous les plats me donnent l’eau à la bouche. Finalement, je choisis un curry de fruits de mer. J’appelle le serveur et commande un steak bien grillé avec des frites et de la sauce ainsi qu’un jus de pomme pour Becca et le curry pour moi. « Que voulez-vous boire monsieur ? » Me demande-t-il le visage dodu et souriant avec une grosse moustache qui lui donne un drôle d’air. « Nous avons du vin, blanc et rouge, de la bière faite-maison, des boissons gazeuses… » Il termine sa phrase afin de me laisser choisir, ce qui ne prend pas trop de temps. « Apportez-moi une de vos bières. J’aime beaucoup tester les bières maison. » Deux bières en un jour, demain il va falloir que je m’entraîne sérieusement ! « Très bien monsieur, vous souhaitez une bière de 3 ou de 5 dl ? » Quelle soif ! La faim ne me laisse pas non plus me rationner. « Partons pour celle de 5. Et bien fraîche s’il vous plaît ! » Demain je vais vraiment devoir m’entraîner dur. J’espère que la salle de sport de l’hôtel est ouverte.

« Bien sûr monsieur. Vous allez voir, vous allez l’apprécier. À tout de suite. »

Et je l’ai effectivement beaucoup apprécié. Ou encore mieux, nous avons aimé tous les deux, car Becca n’a rien laissé dans son assiette. L’homme arrive maintenant avec le charriot des desserts, mais cette fois je n’ai plus faim. Je prends tout de même des fruits et commande une grande glace pour Becca. Quand elle arrive, elle s’efforce de la finir mais elle est tellement grosse qu’elle abandonne. Le serveur vient ensuite me demander si je veux un café, je lui dis que non et lui demande l’addition. Je lui laisse un bon pourboire et nous reprenons notre chemin, légèrement plus lourds mais aussi plus satisfaits.

Le soleil est en train de disparaître à l’horizon, nous montons sur la colline que se trouve à gauche du restaurant et nous nous promenons dans le Jardin de Santa Catarina, en direction du crépuscule de la dernière lueur du jour. Nous passons devant un palais décoré d’une multitude de drapeaux, et puis devant le Palais des Congrès, où nous prenons un taxi pour rentrer à l’hôtel.

Quand nous arrivons dans la chambre, après que Becca se soit lavée les dents et mise en pyjama, je la laisse regarder Canal Panda assise sur le lit. Il n’en faut pas beaucoup pour qu’elle commence à piquer du nez. Je la glisse alors entre les draps, éteins la lumière, baisse le son et tourne la télévision sur le côté sans l’éteindre puis lui tiens la main pour l’aider à s’endormir. Au bout de 10 minutes, elle dort déjà profondément.

Je change de chaîne pour mettre Euronews afin de voir s’il y a du nouveau dans l’affaire de Manaus, mais ils n’en parlent même plus. Les sujets abordés sont toujours les mêmes que ceux des derniers jours et me paraissent tous trop déprimants pour leur accorder mon attention à cette heure de la nuit. J’éteins la télévision et m’assieds un peu sur le balcon afin d’apprécier le paysage et passer le temps avant d’aller dormir.

Demain, la baby-sitter arrive à neuf heures et les sessions du séminaire commencent à neuf heures et demie, d’après le programme. Je suppose qu’une demi-heure suffit pour présenter Becca et arriver à temps au palais. Je découvre ensuite les personnes que nous allons écouter demain, deux hommes le matin et deux autres l’après-midi. En premier un certain M. Fischer de Almeida qui va parler de la convergence de la législation dans l’ensemble des pays occidentaux et ses effets sur les centres d’exonération fiscale. Ensuite, ce sera au tour de C. Antonelli, qui traitera de comment les centres d’exonération fiscale peuvent continuer à être au cœur du développement des régions dans le besoin malgré les restrictions récemment imposées. Les deux sujets ont l’air intéressants, encore faut-il que les orateurs ne soient pas trop insipides, ce qui dans ces cas-là est toujours une option à considérer


QUATRE



Quand j’arrive au séminaire, il est presque dix heures du matin. Un énorme embouteillage a fait que le taxi avançait à la vitesse d’un escargot ; même si c’est férié, cela n’a pas d’influence sur la fluidité du trafic. Je passe au secrétariat demander la paperasse et cours en direction de la salle où, bien sûr, je ne trouve une place qu’à l’autre bout de la salle, au dernier rang. L’homme est lancé, détaillant son discours avec des graphiques et des tableaux de comparaison de pourcentages – dans une conférence sur la législation ? Ce n’est pas habituel d’avoir autant de couleurs. Même si cela dure plus d’une heure, l’homme arrive à ne pas la rendre ennuyante.

À onze heures ils font une pause-café et directement à la sortie je tombe sur Neil, comme d’habitude, il est très bien habillé dans un costume de Saville Row. Il est apparemment moins surpris de me voir que ce l’on pourrait imaginer. « Kalle ! Vad gör du här ? J’étais sûr que j’allais voir Gomez. » Commence-t-il en suédois avec un accent abominable mais très drôle, et change vite pour l’anglais, la seule langue qu’il sait réellement parler. Comme d’habitude, sa bonne humeur illumine son visage.

« Oui, il était censé venir, mais il a eu un imprévu. » Il se met à rire. « Un imprévu ? Humm, j’aimerais bien voir ça. Une fête chez une célébrité quelconque, n’est-ce pas ? » Rien ne lui échappe. « Eh bien… Et toi, comment vas-tu ? Janet et les enfants ? » Il hoche la tête, « Tout va bien, tout va bien. Dis-moi, comment as-tu fait pour venir ? Où est Becca ?

Je lui raconte que je l’ai emmenée avec moi et qu’elle est à l’hôtel avec une baby-sitter suédoise, ce qu’il trouve également très drôle. Neil a quinze ans de plus que moi et était ami avec mes parents, il était d’ailleurs plus proche de ma mère étant donné qu’ils se sont connus grâce à mon oncle Kjell, dans un camp de vacances. Quand ils étaient petits, Neil avait l’habitude d’aller passer ses vacances chez mes grands-parents près d’Uppsala. Puis a fini lui aussi par faire des études de droit et a travaillé dans le cabinet pendant quelques temps, avec Meirelles et Gomez en Droit Fiscal. Maintenant, nous sommes en collaborations avec son bureau à Londres. Il a été d’une grande aide à l’époque de l’accident, lui et Janet, qui est médecin, sont venus à la maison pour m’aider à remettre les choses en ordre et prendre de soin de Becca dans les premiers temps. Je leur en suis très reconnaissant.

Nous discutons pendant quelques minutes tous les deux, lorsque nous rejoignent ensuite Georges Bachelet et Javier Roccaforte, je connais le premier d’une université d’été à Bruges, et le deuxième de chez mes grands-parents. Aucun des deux ne s’attendait à me voir, et moi non plus d’ailleurs. Comme cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus, nous nous racontons les nouvelles et faisons des plans pour le déjeuner. Tout à coup il me semble voir quelqu’un que je connais passer entre deux groupes et disparaître derrière un troisième. Je fais le signe de pause, comme au basket, et je vais à la poursuite de cette personne, qui a déjà disparu à travers la foule de participants.

Je la revois à nouveau à l’entrée de la salle et me dirige directement vers elle. « Allora, questo C. Antonelli sei tu ? » Lui dis-je à l’oreille. Elle se retourne lentement, puis me crie presque en s’accrochant à mon cou : « Kallimero ! Che bello vederti. Que fais-tu ici ? » Au début je reste muet, car, de près, elle est encore plus belle que la dernière fois que je l’ai vu. Je me reprends suffisamment vite pour lui répondre sans perdre mon sang froid. « Je suis venu te voir Cinzia, quoi de plus ? » En vérité je ne suis pas sûr que ce soit elle, la C. Antonelli du programme mais je ne perds rien à bluffer. Entre-temps notre conversation commence à attirer l’attention et elle me tire à l’intérieur de la salle.

« Si tu veux savoir, je suis un peu nerveuse. Je n’ai jamais parlé devant autant de personnes et encore moins en anglais. Je sais que je vais réussir, mais, tu sais, c’est bien le stress d’avant une représentation. »

Cinzia est originaire de Bologne, là où habite mon arrière-grand-père, fille d’un grand ami de ce dernier qui est Commercialiste – un hybride entre gestionnaire et avocat spécialisé en Droit Commercial et des Entreprises – et travaille avec son père. Nous avons plus ou moins le même âge, et nous connaissons de l’époque où, avec Mia, nous passions beaucoup de temps chez mon arrière-grand-père Nebuloni, autour de mes quinze ou seize ans. Elle et ma sœur, qui a toujours paru plus grande que son âge, passaient leur vie en cours de danse et de gym, elles arrivaient même à participer à des spectacles et des compétitions. Mia a ensuite changé pour l’Aïkido mais Cinzia a continué et de ce que je sais elle participe toujours à des compétitions.

Durant les années d’université, nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais avons tout de même continué à nous écrire. Je ne l’ai pas vu depuis plus de deux ans – les dernières fois que je suis allé à Bologne elle n’y était pas – mais, mis à part le fait d’être plus belle, elle n’a pas l’air d’avoir changé. Les mêmes cheveux longs et lisses qui lui arrivent presque au milieu du dos, d’un châtain si foncé qu’ils paraissent presque acajou, attachés en queue de cheval haute ; les mêmes yeux d’un marron chaud, les mêmes longs cils, les mêmes lunettes… Ah non les lunettes semblent différentes. Elle toujours le même sourire, avec sa bouche charnue et ses dents, très blanches sous son petit nez. Et le même visage ovale presque parfait qui fait penser à une poupée en porcelaine avec des lunettes.

« Je suis sûr que tu vas être super. Comment est-ce que tu es arrivée ici ? Et comment cela se fait-il que tu présentes une conférence sur le thème de – je lis le programme – �comment les centres d’exonération fiscale peuvent-ils continuer à être au cœur du développement des régions dans le besoin malgré les restriction récemment imposées’ ? » Elle me regarde du haut de son mètre soixante et je ne peux m’arrêter de regarder la vue quand je tombe sur le décolleté de sa chemise. Je me bats contre l’attraction hypnotique qui s’emparent de mes yeux et essaye à tout prix de rester concentrer sur son visage, mais sans grand succès. Je ne sais donc même pas si elle ce c’est aperçu de mes efforts. Au vu de la conversation je ne peux pas savoir.

« Le studio fait partie de l’association qui organise ce séminaire, le thème était libre et j’ai eu envie de venir le présenter. Le sujet m’intéresse et puis c’est toujours un bon moyen de gagner des clients, même si c’est de manière indirecte par les autres professionnels qui viennent ici. » Je ne l’avais jamais entendu parler du travail, on dirait une autre personne. « Allez, je dois aller me préparer, mais on peut se voir au déjeuner ? »

Je lui dis que oui, peut-être sur un ton un tout petit peu plus anxieux que je n’aurais voulu le manifester, sous le coup de la température de mon corps qui est montée tout d’un coup quelques minutes auparavant. Toutefois je me souviens rapidement que j’ai déjà prévu de déjeuner avec les autres et me vois alors forcé de lui dire non, à moins qu’elle ne veuille venir avec nous.

Elle me dit que non, que c’est mieux que les garçons s’amusent sans elle au milieu pour les gêner, et que de toute façon elle se rappelle qu’elle a déjà un rendez-vous de prévu pour le déjeuner avec un client à elle qui se trouve à Madère et l’un de ses collègues.

Je lui propose alors de dîner ensemble, mais elle me dit qu’aujourd’hui elle ne peut pas car elle a un dîner avec l’organisation du séminaire. Nous convenons alors de demain, pour le déjeuner, afin de rattraper le temps perdu. Elle me fait un bisou sur la joue et me murmure « Ciao bello » d’une voix grave à mon oreille. Je reste à la regarder avancer vers l’escalier qui mène à la scène, encore embrumé des vapeurs de son parfum de toujours. Cette fille sait marcher, il est important de le dire. Elle ne fait peut-être qu’un mètre soixante mais on dirait que ses jambes sont interminables, il est vrai que sa jupe courte aide un petit peu. Depuis la scène, elle me fait encore une fois un signe de la tête que je lui renvoie sans encore bien comprendre ce que je viens de ressentir. Je relâche les épaules et retourne avec « les garçons ».

« Et alors, est-ce que ce sont des manières ? Nous laisser en plan pour aller parler à une femme ? » Me lance Georges d’un air fâché. « Et en plus, ce n’est pas n’importe quelle femme. C’est la plus jolie qui a été donné de voir à ce groupe de pauvres malheureux ! » Continue Javier. « Tss, tsss, tsss. » Conclue Neil, qui, peut-être parce qu’il est marié est plus modéré avec ces choses-là. « Je parie que notre déjeuner de midi est déjà tombé aux oubliettes car Don Juan a d’autres plans. » Me jette Javier avec un consentement général.

« Eh bien, mon cher Javier, c’est avec un grand regret que je peux t’affirmer que tu te trompes. Les engagements avant tout, ce qui était prévu reste prévu. Elle m’a demandé, a insisté, m’a imploré pour que j’aille manger avec elle, mais je suis resté ferme et lui ai dit à chaque fois non ! D’abord les amis, ensuite les conquêtes » Leur lancé-je avec ma meilleure interprétation théâtrale, cherchant à éloigner la vision qui les offusquait encore. Georges me regarde d’un air incrédule : « De quoi, cette statue, cette ode à la beauté t’invite à déjeuner et toi tu dis que tu dois aller déjeuner avec des amis ? » J’acquiesce. « Cet homme est malade. Et sûrement complétement fou. » Je suis entouré de visages où l’on ne peut observer que de la désapprobation. « Enfin, il vaut mieux quand même aller déjeuner avec lui, ne va-t-il devenir fou quand il réalise l'énormité de son erreur. » Je hausse les épaules et accepte leur soutien, en sachant très bien que quoi qu’il arrive je vais déjeuner avec Cinzia.

La conférence est intéressante en elle-même et m’aide à retrouver mon état normal, tandis que je ne remarque pas le temps passer jusqu’à l’heure du déjeuner. Les déjeuners sont libres et nous choisissons tous les quatre d’aller dans un restaurant, sur la marina, que le secrétariat a conseillé à Georges pour la fraîcheur ainsi que la variété de leurs poissons. Nous parcourons le Jardin de Santa Catarina et traversons ensuite l’Avenue de la Mer, nous passons devant la Maison de la Bière et continuons jusqu’à la marina.

Le restaurant « Peixe Fresco » se situe plus ou moins au centre et semble avoir été récemment inauguré. Nous pouvons y voir des bâches à rayures bleues, des chaises en osier tapissées du même tissu à motifs, des tables en bois clair recouvertes de nappes à carreaux bleu clair ainsi que les traditionnels aquariums et tables d’exposition présentant la pêche du jour – accompagnés de tableaux annonçant le prix de chaque poisson dans huit langues afin de n’offenser aucun client potentiel.

Nous sommes reçus par un employé polyglotte, qui je pense est l’auteur des tableaux, avant que je ne remarque ensuite que tous les employés parlent, ou se débrouillent, dans au moins quatre des huit langues qui annoncent le menu. Nous nous asseyons à une table, à l’intérieur dans un coin, loin de l’agitation des touristes qui occupent les places les plus proches des quais, afin de mieux admirer ce qui s’y passe. Nous demandons un mélange de poissons pour quatre personnes, qui sont en pratique les poissons du jour, de petite taille, grillés au charbon de bois et servis avec des frites à l’ail, du citron et de la salade verte. Sur l’insistance de Neil, qui adore le vin vert, nous commandons deux bouteilles d’Alvarinho Soalheiro, en appuyant sur le fait qu’elles doivent être « trèèès fraîches », car c’est, de cette manière, exceptionnel, selon lui. Enfin moi, j’aurais plutôt pris une bière, mais bon si les autres boivent du vin… Ce séjour à Funchal va véritablement ruiner mon entraînement physique.

Le déjeuner dure pratiquement les deux heures de pause entre la session du matin et celle de l’après-midi. Et après le poisson, arrivent les desserts, et cette fois je n’y résiste pas. Je mange un flan au fruit de la passion, qui doit contenir plus de calories que tout le reste du déjeuner dans son intégralité. Georges paye l’addition, en disant qu’il présentera cela en tant que frais de représentation sans que personne ne l’embête, ainsi tout le monde le remercie et promet de lui payer un verre la prochaine fois.

Nous sortons du restaurant et montons calmement la pente pour retourner au palais des congrès, où nous arrivons alors que le premier orateur de l’après-midi s’apprête à monter les marches de la scène.

Je retourne à ma place et essaye de supporter ce qui semble être la pire conférence possible. Une voix monocorde nous présente les stratégies de planification fiscale en utilisant les centres d’exonération qui ne figurent pas encore sur liste noire. Un bel exemple qui nous montre qu’aucun graphique de couleur ne peut rendre intéressant un sujet. Au moins, ils ont distribué des résumés que je vais pouvoir ramener à Gomez, car je n’ai pris aucune note.

Nouvelle pause d’une demi-heure. Je décide de m’en aller avant la prochaine conférence. Cela semble être une présentation du type de services que l’organisation peut offrir, et ces informations figurent sur la brochure qu’ils m’ont distribué lorsque je suis arrivé. On me confirme ce que je pensais, et me mets donc en chemin du Pearl Bay, suivi de près par une grande partie des autres participants qui ont dû arriver à la même conclusion que moi.



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J’arrive à l’hôtel après une promenade agréable et vais voir Becca en compagnie de la baby-sitter, qui s’appelle Sofia et avec je n’ai pratiquement pas parlé ce matin car elle est arrivée en retard. Elles sont à la piscine, en train de barboter toutes les deux dans le petit bassin.

« Hej, Kalle ! Titta, ja’badar. » Bon, je me rends compte qu’elle a passé la journée à parler suédois, ça va être difficile de la faire changer. « Bonjour bébé, tu t’es bien amusée avec Sofia ? » Elle me répond que oui en jetant un regard complice en direction de Sofia, qui lui fait un clin d’œil et fait chut avec le doigt devant la bouche. « Oui nous nous sommes bien amusées. On est allées à la piscine en bas et ap’ès on est venu ici. » Au final ce n’était pas si difficile que ça. J’ouvre à peine la bouche pour lui demander autre chose, qu’elle me coupe.

« Tu sais aujou’d’hui j’ai mangé un g’os poisson. » Je regarde Sofia qui, en silence, forme avec les lèvres les mots « poisson grillé » et montre le bar de la piscine. « Ah oui, et tu as aimé ? » Elle me dit à nouveau oui et continue avec une voix sérieuse, « c’était un poisson très grand, comme ça. » Elle écarte les bras pour montrer que son poisson mesurait presque cinquante centimètres. Elle me regarde à moi puis à Sofia d’un air effronté pour voir si la blague marche, mais comme elle nous voit prêt à éclater de rire, elle se met à rire aussi et essaye de m’attirer dans l’eau, mais comme je la connais bien je me mets hors de sa portée.

« Et bien ma petite, que diriez-vous, avec Sofia, d’allez-vous habiller que l’on aille ensuite prendre le goûter ? » Elle commence à sautiller en mettant de l’eau partout. « Ouii ! Un goûter. Je veux un gâteau ! » C’est ce qu’on va voir, me dis-je. Sofia l’aide à sortir doucement de la piscine, mieux que moi je pense, met un peignoir et l’enveloppe dans une serviette, attrape un sac en toile qui se trouve sur une chaise à côté de la piscine puis se dirigent toutes les deux en direction de l’ascenseur pour aller dans la chambre. Je vais les attendre à la cafétéria.

Elles arrivent vingt minutes après. Becca porte une robe bleu clair à manches trois quart, des sandales beiges que je n’ai jamais réussi à lui faire porter et un bandeau, dont je ne connaissais même pas l’existence, sur ses cheveux encore humides. Elle arrive d’un air satisfait, de quelqu’un qui se sent bien dans ses vêtements. Elle est très jolie et ressemble de plus en plus à ma sœur, qui aurait adoré la voir comme cela.

Sofia a dû se changer avec les vêtements qui se trouvaient dans son sac, car elle ne porte ni les chaussures, le jean ou le tee-shirt en coton à manches longues avec lesquels elle est arrivée ce matin. Elle porte une robe longue en coton vert clair à bretelles, qui arbore un motif fleuri dans les tons de vert foncé et blanc et des sandales en toile avec le talon en bois, qui la hissent presque à ma hauteur. À l’épaule elle porte un sac en maille beige. Il me semble qu’elle s’est maquillée les yeux et la bouche et au lieu de sa queue de cheval de tout à l’heure, elle arbore des boucles couleur acajou qui lui tombent sur les épaules et dans le dos. Son visage est grand et harmonieux, et sous ses sourcils épais dans les tons de roux, elle a des yeux verts, très clairs, en amande, soulignés par de longs cils cramoisis. Son nez est petit et en trompette, typique des scandinaves, mais ses lèvres charnues et sensuelles, ne sont quant à elles pas si caractéristiques. Ses dents sont alignées et bien blanches, signe qu’elle n’a dû jamais louper un rendez-vous chez le dentiste de toute sa vie. Son sourire est charmant et fait ressortir ses pommettes ainsi que le vert de ses yeux qui parait s’intensifier quand elle sourit. Sa peau est couleur crème, parsemée de taches de rousseurs de la tête aux pieds, ce qui lui fait d’une certaine manière ressembler à Pippi aux Grandes Chaussettes et doit par conséquent bien passer avec les enfants. Je ne suis pas grand amateur de rousses, mais je dois dire que ce mélange est très intéressant, la jeune fille est jolie.

Elles s’assoient à côté de moi et Becca commence directement à réclamer un jus de pomme avec un sandwich au jambon, elle a oublié son gâteau entre les allées et venues. Sofia commande un mazagran et moi, me rappelant du déjeuner et de ses deux bouteilles de vin, je commande une eau minérale.

« Så, Sofia, du bor här med dina foräldrer ? », lui dis-je afin d’engager la conversation. « Japp, men alla kalla mig för Fia, och vi kan prata portugisiska om du vill. » Je trouve cela bizarre, je me rappelle que Micaela, la fille de la réception, m’a dit qu’elle parlait mal le portugais. « Ok, si tu veux, alors, pour récapituler, tu vis ici avec tes parents et tu parles portugais, contrairement à ce que dit la réception. » Elle se met à rire, d’un rire cristallin et agréable.

« Je pense que c’est plutôt parce qu’ils ne me comprennent, et non pas le fait que je parle mal portugais. » L’accent est prononcé, du Nord de Porto ou peut-être encore plus au nord, mais en aucun cas je ne dirais qu’elle parle mal. « Oui je vois ce que tu veux dire, » lui dis-je avec un sourire. « Et comment tu es arrivée ici ? » Elle boit une gorgée de mazagran, croise les jambes et arrange sa robe avec de répondre : « Ma mère est professeur invitée de Biologie Maritime à l’université d’ici, ainsi mes parents passent des semestres à Funchal durant l’année universitaire. » Je me dis que ça doit être très intéressant de vivre ainsi entre deux endroits. Je lui demande ce que fait son père pour qu’il arrive à s’arranger pour venir à Funchal avec sa femme et maintenir son emploi. Elle me dit alors qu’il est écrivain, mais poursuit immédiatement en disant qu’il n’est pas connu, je n’en demande donc pas plus. « Et d’où tiens-tu cet accent du Nord ? » À nouveau le rire cristallin. « Eh bien, cela vient sans doute de ma mère ! » Elle rit encore une fois, mais comme elle ne m’en dit pas plus je n’insiste pas. Entre-temps, Becca, lassée de notre conversation, est partie s’amuser dans le jardin. Elle me demande ce que je fais dans la vie, où nous habitons avec Becca et comment se fait-il que nous parlions à la fois portugais et suédois entre nous. Je me retrouve alors à lui raconter l’histoire de ma famille, depuis l’époque où mon arrière-grand-père était aide-de-camp de l’attaché militaire italien à Madrid, comment il s’est marié à mon arrière-grand-mère qui était espagnole et comment il a réussi à rester pendant la guerre. Je lui parle également de mon grand-père, qui est venu au Portugal en visite et qui en est parti marié à ma grand-mère et de comment mon père qui a toujours passé beaucoup de temps avec mon arrière-grand-père maternel ainsi qu’avec mon oncle-grand-père, a fini par devenir avocat au Portugal.

« Tu as une famille plus mixte que la mienne. » Ça c’est sûr, me dis-je, et encore tu ne connais pas le côté de ma mère. « Et comment tes parents se sont-ils connus ? »

Ne voulant pas m’éterniser sur le sujet, je lui dis seulement qu’ils se sont rencontrés à l’Université de Madrid, quand ma mère y est venue passer un semestre d’échange, et que je suis né quelques mois après.

« Bon sang, quelle histoire ! Quel romantisme. Et ils habitent où maintenant ? » la question était inévitable et la réponse doit être donnée, même si c’est difficile.

В« Mes parents sont dГ©cГ©dГ©s. Ils sont morts dans un accident de voiture avec ma sЕ“ur, la mГЁre de Becca. В» En un instant, je la vois devenir livide.

В« Oh, je suis dГ©solГ©e, je ne savais pas. В»

« Ce n’est pas grave. Tu ne pouvais pas savoir. De toute façon, ça s’est passé il y a plus d’un an. C’est juste que nous ne sommes pas encore guéris. »

« J’imagine. Cela doit être horrible. Je n’arrive pas à imaginer ce que ça serait de perdre mes parents de cette manière. »

« Ça a été un grand choc. Surtout qu’ils allaient seulement voir une maison pour ma sœur et Becca à côté de Cascais. Ils sont apparemment sortis de la route et sont tombés dans un ravin sans raison apparente. Becca a été la seule survivante, sans une égratignure. Elle a été éjectée, dans son siège auto, hors de la voiture et a atterri sur des arbustes qui ont amorti sa chute. Mes parents et ma sœur n’ont pas eu la même chance, mêmes les ceintures de sécurité n’ont pas pu les sauver.

« Alors, cela s’est passé comme ça, rien de plus ? » J’ai toujours pensé que ça me ferait du mal d’entendre ce type de question, mais non, je me sens étrangement léger, comme si on m’enlevait un poids des épaules.

“Apparemment. Il y a bien eu le témoignage d’un homme qui disait avoir vu un gros 4x4 immatriculé à l’étranger, un Suburban ou quelque chose comme cela, mais il se trouvait trop loin pour en être certaine et le véhicule n’a jamais été retrouvé. De toute façon, l’homme aimait l’alcool et est mort peu de temps après d’une crise cardiaque, et la police n’a jamais retrouvé aucune preuve dans la voiture de mes parents, elle a percuté tellement d’obstacles durant la chute qu’elle a été totalement détruite, et si cela ne suffisait pas, elle a également explosé, effaçant ainsi tous les indices restants. »

« Mon dieu. Je ne sais pas quoi dire. Je suis désolée de t’avoir posé la question, je ne voulais pas te rappeler des choses aussi tragiques, » me dit-elle avec les yeux humides.

« Ce n’est pas grave, et pour te dire toute la vérité, ça me fait du bien d’en parler. J’ai gardé tout cela en moi depuis trop longtemps. Je me préoccupe beaucoup de Becca et je ne pense pas beaucoup à moi. Peut-être fallait-il que je parle de ce qui s’était passé ? » Dis-je d’un air interrogatif.

В« Et tes amis ? Ta petite amie ? В»

« Eh bien, tu sais, je n’ai jamais été fêtard. Les quelques connaissances que j’avais se sont poliment éloignées après l’accident, afin de me laisser faire le deuil, je suppose, mais ne sont ensuite jamais revenues. Ma petite amie de l’époque a trouvé que Becca était un poids trop lourd pour notre relation et a dit qu’il était mieux pour nous de se séparer. Il me reste quelques amis, mais vu ce qu’il s’est passé avec les autres, je me suis dit qu’il était préférable de les laisser tranquilles et de m’occuper de Becca. Elle était assez mal après l’accident, le choc lui a provoqué des tremblements et des cauchemars, beaucoup de cauchemars. Ça a été très difficile pour elle d’accepter qu’ils étaient morts. Encore aujourd’hui elle fait des cauchemars. »

« Cette fille doit être stupide ! » Dit-elle entre les dents au sujet d’Isabel, rougissant immédiatement en s’apercevant que j’avais entendu. Je lui explique que maintenant je m’en fiche, que c’est peut-être mieux comme cela, car si elle était restée ça n’aurait sûrement pas duré. Elle est d’accord avec moi. Après un petit silence j’enchaîne « Enfin, laissons cela, ce qui est passé est passé, et malheureusement nous ne pouvons rien y changer. Tu veux un autre mazagran ? »

« Non, merci. Pour changer complétement de sujet, j’aimerais savoir comment tu souhaites t’organiser par rapport à Becca. Quand ils m’ont téléphoné, ils sont restés très vagues, ils m’ont dit que quelqu’un qui venait pour un séminaire avait besoin qu’on s’occupe d’une petite fille. Je suppose donc, que tu as besoin de moi la journée, mais aussi le soir, à cause des dîners, n’est-ce pas ? »

« Oui, en principe c’est comme ça, mais pas aujourd’hui. Je n’ai pas envie d’aller au dîner, j’ai assez mangé à midi et je n’ai pas envie de trop manger ce soir. Je voulais dîner avec Becca... et avec toi, si tu veux nous faire de la compagnie ? » Je lui propose cela sans bien savoir quoi dire de plus.

« Non, merci. J’apprécie l’invitation mais je ne peux pas. Cela tombe d’ailleurs plutôt bien que tu n’ailles pas au diner du séminaire ce soir, car aujourd’hui mes parents ont organisé un repas avec des amis à eux qui sont de passage et je n’aurais pas pu rester. Si tu n’étais pas rentré à l’hôtel, j’avais déjà trouvé quelqu’un pour me remplacer. Demain et même après, en revanche, je suis libre et peux rester, donc ne t’inquiètes pas pour Becca.

Je la remercie et lui demande si elle doit partir tout de suite, quand elle me dit que non, j’en profite pour lui demander si elle peut rester une heure de plus afin que je puisse aller à la piscine pour brûler les calories de ce midi. Elle se met encore à rire, je me dis que ça doit être une personne qui est toujours de bonne humeur. Elle dit que c’est bon pour elle mais qu’elle veut venir voir. C’est alors à mon tour de rire. « Tu peux venir, il y a un bar en bas n’est-ce pas ? Toi et Becca pouvait attendre pendant que je m’éreinte à brûler mes graisses. » Elle me regarde avec un air de quelqu’un qui n’a pas compris ce que je suis en train de dire.

Je me lève de ma chaise et me dirige vers l’ascenseur tandis qu’elle me regarde m’éloigner. Je monte dans la chambre, enlève mon costume, enfile un short de bain et un peignoir que je trouve dans la salle de bains, je mets des chaussons qui se trouvaient dans la poche de ce dernier et descends. Je les retrouve en train de m’attendre, nous changeons d’ascenseur et descendons jusqu’au niveau de la mer.

Elles s’asseyent sur une des tables, je fais quelques exercices d’échauffement et descends lentement dans l’eau froide de la piscine d’eau de mer. Pendant l’heure qui suit, je nage le plus que je peux, dans un premier temps pour ne pas geler, passant d’une nage à l’autre afin de ne pas me fatiguer trop vite. Quand je sors finalement de la piscine, j’ai les muscles en bouillie, mais je me sens étrangement bien. Je me dirige vers elles tout dégoulinant et Fia me tend alors une serviette avec une expression curieuse dans le regard dont je ne comprends pas bien la signification. Mais cela ne dure qu’une seconde car Becca lui réclame de l’attention et est ainsi détournée. Je finis de me sécher, mets le peignoir et les chaussons et nous montons tous dans l’ascenseur pour retourner à l’hôtel.

Fia nous dit au revoir et promet d’arriver à l’heure demain matin. Je lui dis que ce n’est pas grave. Nous restons tous les deux devant la porte tandis qu’elle rentre dans la C3 Pluriel, avec laquelle elle est venue et nous lui faisons signe lorsqu’elle remonte la pente.

« Tu sais, Kalle, ze l’aime beaucoup, » me dit Becca dans l’ascenseur pour monter dans la chambre.

« Elle est très sympa, n’est-ce pas ? » lui dis-je à moitié distrait, car je viens de me rappeler que j’ai oublié de téléphoner à Creutzer pour en savoir plus sur Lentz. Il faut que le fasse demain. Cette histoire réveille ma curiosité. Bien qu’elle semble déjà avoir disparu des informations et des journaux, mon expérience me fait dire que cela ne signifie pas qu’elle est terminée. Et Beauchamp, a-t-il déjà reçu ma lettre ? Enfin, si jamais il donne signe de vie, Gabriela m’appellera, il ne faut pas que je m’occupe de ça.

Nous dînons dans la chambre, Becca tombe de sommeil et je commence à sentir les effets de mon heure de natation. Une fois Becca endormie, je téléphone au service de chambre afin qu’ils viennent débarrasser nos repas et vais ensuite sur le balcon, observer les lumières de Funchal en réfléchissant au lieu de mon déjeuner de demain avec Cinzia.

Quelle coïncidence de la vie, qui aurait dit que j’allais la rencontrer ici après tout ce temps ? J’ai hâte de discuter avec elle demain, si j’arrive à ôter mes yeux de son décolleté… Je m’assois sur une des chaises et m’endors quasi instantanément. Je me réveille peu après, complètement gelé, et vais donc me coucher.




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